Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Ce « prendre soin », ce temps consacré, Delphine Calicis a voulu le rendre possible en créant la Maison Astrolabe. Lieu de vie qui permet à la fois un accompagnement médical et une sortie de l’isolement, la maison incarne ce temps pris pour que le soin soit complet et non pas que technique.
Pourquoi avoir créé la Maison Astrolabe ? A quels besoins avez-vous souhaité répondre ?
La Maison Astrolabe n’est pas un établissement de santé, c’est un lieu de vie. Cette maison a pour vocation d’accueillir toute personne majeure en situation de handicap, gravement malade, ou âgée souhaitant rejoindre un habitat partagé accompagné. C’est un lieu de vie, c’est-à-dire une maison où habitent des personnes. Certes, des personnes qui peuvent nécessiter des soins infirmiers, médicaux, mais surtout des personnes qui ont besoin d’un « prendre soin », de sortir de leur isolement, de leur solitude, de prévenir ou compenser leur perte d’autonomie. La Maison Astrolabe est un lieu de vie animé par une équipe pluridisciplinaire pour prendre soin de l’humanité et de la dignité de personnes fragilisées.
La maison, pour voir le jour, a dû se coordonner avec le territoire dans lequel elle prenait place. Au début, il s’agissait d’une expérimentation avec l’Agence Régionale de Santé autour d’une CPTS (Communauté Professionnelle Territoriale de Santé). Le médecin responsable de la CPTS s’est impliqué et aujourd’hui la CPTS est au cœur de la Maison Astrolabe et vice-versa. Les bureaux de la CPTS sont au sein de la Maison.
Pour ce qui est de l’organisation interne de La Maison Astrolabe pour en faire un lieu de vie, cela se passe à plusieurs niveaux.
Les personnes paient un loyer qui participe à la rémunération des maîtresses de maison. Les professionnels de santé se coordonnent comme à domicile. L’association des Petits Frères des Pauvres contribue pour les personnes qui n’ont pas les moyens. Par ailleurs, on estime que le temps des personnes est libre, même si, bien entendu, on doit organiser les soins en fonction des « passages » des infirmières libérales ou de l’HAD (Hospitalisation A Domicile). Les personnes sont en situation de handicap, en soins palliatifs ou simplement âgées et ont donc par-là chacune un rapport au temps différent. Nous avons par exemple accueilli une femme de 21 ans dans la maison. Atteinte d’une maladie immunitaire sévère, elle voulait profiter de la vie au maximum quand elle a décidé d’arrêter ses traitements. Elle a été accompagnée en soins palliatifs, sa famille est restée dans la maison, faisait la cuisine, etc. Cela a généré beaucoup de tensions en raison de dissonances, d’attentes différentes entre cette femme, les professionnels de santé, les personnes très âgées. Ce sont les réunions pluridisciplinaires, rémunérées par les CPTS, qui permettent de sortir de ce type de difficultés. Le nombre de réunions par patient est au cas par cas. L’équipe a par ailleurs systématisé certaines réunions : tous les lundis matin avec la maîtresse de maison et l’IDE Azalée, et une fois par mois avec les professionnels libéraux, l’HAD, etc.
Un autre élément permet de prendre de la hauteur vis-à-vis de ces tensions souvent provoquées par une discordance des temporalités entre les personnes fréquentant la maison : l’architecture. On a construit la maison selon nos envies, nos goûts, et les besoins. C’est ainsi qu’on peut se sentir bien, valorisés et qu’on a envie d’y passer du temps. Il est par exemple fondamental de prendre le temps d’entendre les ressentis des autres, de partager les perceptions pour éviter les dérapages.
Cela nécessite calme et confidentialité. La maison comporte une salle de soin vitrée où il est possible de prendre des pauses et de discuter de manière informelle, ce qui est essentiel. La taille humaine qu’offre la maison est selon elle un luxe qui permet la mise en place de nombreuses initiatives personnelles et collectives. La Maison, on l’a construite comme on a eu envie ! C’est aussi l’architecture qui fait qu’on se sent bien dans la maison et qu’on a envie d’y passer du temps !
Comment décririez-vous les différentes temporalités en présence ? Quelles conséquences sur les relations, sur l’efficacité thérapeutique ? Comment les accompagner ? Qu’entendez-vous par « prendre soin » ? Est-ce que cela suppose un nouveau rapport au temps, aux temps ?
En ce qui concerne les soignants, on peut noter plusieurs choses. Tout d’abord il y a des personnes qui ne se sont pas retrouvées dans le projet. Les infirmières libérales n’ont pas beaucoup à faire puisque tous les soins intimes et les accompagnements sont réalisés par une équipe d’auxiliaires de vie et des aides-soignantes. Elles passent trois fois par jour pour la prise des traitements et constituent des aides ponctuelles. Nous aspirons à sensibiliser davantage les infirmières à l’au-delà des soins techniques par les RCP (réunions de concertation pluridisciplinaires). La nouveauté de la maison, la vision du soin qu’elle représente, attire tout de même bon nombre de professionnels du secteur. Les personnes ne travaillant qu’à la Maison Astrolabe sortent très souvent des rôles habituellement reconnus aux aides-soignantes par exemple ; à la Maison Astrolabe, c’est la relation qui prime, le temps passé ensemble par le jeu ou différents médias qui permettent la rencontre.
L’autre enjeu auquel répond la maison est celui du rapport au temps des aidants. En effet, force est de constater leur grande fatigue voire leur épuisement et la maison leur permet de prendre ce répit dont ils ont besoin. La Maison Astrolabe est aussi faite pour accueillir les familles des personnes y habitant. Certaines familles viennent tous les samedis pour « voir leur proche »… si ces familles sont fatiguées et dans un esprit d’obligation, les personnes reviennent nerveuses. Un des plus grands défis est que les aidants se sentent également chez eux à la Maison Astrolabe et sortent d’un esprit de consommation.
Comment animez-vous la maison et ses acteurs ?
Tous les mois, je réunis l’équipe avec les habitants pour savoir ce qui va, ce qui ne va pas lors d’un « Conseil de maison ». On a ainsi décidé d’adopter un chat ! Les familles sont invitées mais ne viennent pas encore.
L’équipe va être impliquée dans un projet sur la démocratie en santé. Donner la parole aux personnes habitant la maison, aux familles, mais aussi aux soignants. Réfléchir sur les représentations, sur ce qu’est la maladie, le handicap, les soins palliatifs. L’enjeu est que l’extérieur rentre dans la maison et que la maladie, le handicap soient au cœur de la cité et non plus cachés, exclus, tabous et donc effrayants. La Maison Astrolabe est à deux minutes du centre du village. Différents projets sont menés pour cela comme des expositions photo ou encore le partenariat avec l’ALAÉ, structure d’animation dans l’école qui permettent aux enfants de venir toutes les semaines à la Maison Astrolabe.
La CPTS organise aussi de nombreuses animations autour de la prévention (nutrition, etc.), des sensibilisations sur différentes pathologies. Elle veut expérimenter un programme ICOPE de prévention de la dépendance afin de repérer plus précocement les signes de perte d’autonomie et les diminuer. Développé par l’OMS, le programme ICOPE a pour objectif de retarder la dépendance en repérant précocement les facteurs de fragilité chez les seniors.
Sont proposés ainsi divers projets ou occasions pour impliquer chacun et en particulier les soignants qui ont été habitués à des fonctionnements très normés. Nous espérons la participation des infirmières à des formations aux soins palliatifs mais elles sont très sollicitées entre maison de santé, CPTS, Maison Astrolabe, etc.
Pour ce qui est des maîtresses de maison, elles sont salariées de l’association. Elles sont au nombre de deux et se relaient. L’une était auxiliaire de vie depuis 23 ans et l’autre éducatrice spécialisée pour les jeunes enfants. Elles se complètent. Aujourd’hui elles sont demandeuses de formation, c’est pourquoi l’association les intègre à un maximum de choses.
Enfin, certaines familles ayant connu la formation Derniers secours de la SFAP (Société Française d’Accompagnement et de Soins palliatifs) qui prévient des symptômes de fin de vie, ont proposé de l’organiser dans la maison. Nouvelle occasion pour faire comprendre aux proches qu’ils sont acteurs de la maison.
Ainsi, la formation continue pour les soignants se révèle être au cœur de la mission de l’association… et passe par la rencontre, le croisement des expériences.
Qu’avez-vous le temps de faire dans le domaine du soin, que d’autres établissements n’auraient pas ? Pourquoi ? Comment faire du système de santé un lieu de liens ?
Dans La Maison Astrolabe, ce qui est précieux c’est cette possibilité de prendre le temps pour ne rien faire, pour discuter, partager un gâteau, pour rigoler aux repas… L’un met la musique et tout le monde chante. Ce qui est aussi propre à la Maison Astrolabe c’est ce respect du rythme de chacun notamment concernant le sommeil. Tous les professionnels arrivent à 9h, ou 8h pour préparer les piluliers. Le planning des soins est fait par les infirmières avec une attention aux besoins de chacun. Notre équipe, son animation et son alignement à la philosophie de la maison permettent une certaine souplesse dans les horaires pour s’adapter aux personnes. Pour que la maison fonctionne ainsi, dans le respect et la liberté de chacun, il faut des gens qui aiment travailler en équipe, un dialogue régulier et facile ; cela constitue un enjeu majeur du bon déroulé d’une journée. Si les gens ne font que passer cela ne fonctionne pas ! Cela demande du temps de faire vivre un esprit d’équipe.
Dans la majorité des établissements de santé, les soignants disent souvent qu’ils courent après le temps, qu’ils n’ont pas le temps de faire correctement leur travail ? Qu’en pensez-vous ?
Par la philosophie « lieu de vie », nous changeons de prisme. Il devient alors de plus en plus naturel et facile de discuter avec l’équipe soignante, que chacun exprime ses besoins, envies, ce qu’il observe sur les personnes accompagnées.
Nous observons bien le fossé qu’il y a encore avec d’autres structures de soins. Nous avons accueilli une femme atteinte d’un cancer du poumon avec métastases cérébrales. Elle était suivie par l’HAD qui aurait bien aimé arrêter la prise en soin en raison de la lourdeur des soins de nursing dans un lieu trop précaire selon eux : personne la nuit, seulement un système de téléalarme. L’HAD a donc demandé à sortir la personne de la Maison Astrolabe pour qu’elle aille en EHPAD ou à l’hôpital… Or ce n’était pas le souhait de cette femme. Il a fallu régulièrement « négocier », déclencher des réunions avec l’HAD, la personne de référence… afin de faire valoir le souhait de la personne et de démontrer qu’elle n’était pas en danger avec nous et qu’il était dans la mission de l’HAD de continuer la prise en charge/soin. L’HAD procure les soins requis et le matériel associé ce qui sont des avantages indéniables pour les infirmières et pour les finances de la dame. Ces différences de vision du soin entre professionnels sont usantes et nous font perdre beaucoup de temps !
Remarquez-vous des différences de rapport au travail selon les générations ? Y-a-t-il un rapport au temps différent entre monde rural et monde urbain ? Si oui, comment cela se manifeste-t-il ?
Le rapport au temps est différent entre les générations mais aussi entre le monde rural et le monde urbain. Les nouvelles générations n’ont pas la même motivation sur la quantité de travail par exemple. Il est important que les membres de l’équipe n’habitent pas trop loin. Un certain confort de vie doit être respecté aujourd’hui. En outre, nous n’aurions jamais réalisé cette maison dans une grande ville où il y a beaucoup d’initiatives, de centres de santé et beaucoup de complexité administrative. A l’endroit où est implantée La Maison Astrolabe, il n’y a qu’un seul cabinet d’infirmières donc pas de « concurrence ». De plus les infirmières connaissent la population. Si une personne ne va pas bien à domicile et choisit d’entrer à la Maison Astrolabe, elle peut continuer à la suivre sur place. La simplicité est un facteur de succès ! Tout comme répondre à un réel besoin. Nous travaillons en étroite collaboration avec la CPTS et le DAC (Dispositif d’appui à la coordination). Le besoin pour la population rurale locale et pour les soignants a permis de fédérer l’ensemble des acteurs, d’avoir des aides et de voir émerger le projet.
Comment expliquez-vous les difficultés d’attractivité des métiers du soin ? Comment tentez-vous d’y répondre ?
Le métier de soignant reste le plus beau métier du monde. Pourtant, je peux comprendre l’usure, l’épuisement exprimés… Les soignants ne se sentent pas entendus, ils ne trouvent plus de sens… Les cadences hospitalières, la T2A… S’est installée une logique financière qui ne favorise pas le soin puisqu’on vise la sortie dès que quelqu’un arrive. Il faut faire vite ! Par ailleurs, certains jeunes soignants pensent qu’ils vont sauver le monde avec la technique… Ils ont une fausse idée du soin. Si les soignants sont souvent dans cette logique de consommation du temps, c’est aussi le cas de beaucoup de patients aujourd’hui qui veulent « tout tout de suite ». Pour ma part, je travaille 7j/7 et j’adore ce que je fais ! Peut-être que l’épuisement des soignants ne réside pas tant dans le temps de travail réalisé mais dans la manière de vivre ce temps ?
Il est primordial de fidéliser l’équipe en faisant l’effort d’entendre ses besoins et de s’y adapter individuellement. Pour travailler dans la maison il faut que les gens s’y sentent bien. L’équipe de bénévoles est en ce sens précieuse puisqu’elle prend le relai, propose des animations, elle vient en renfort des soignants. L’axe famille est selon elle encore à développer. Mais la maison a permis à des familles de proches en fin de vie de se sentir chez eux, de faire ce qu’ils voulaient. Ils vivaient ici pour accompagner leur proche, et nous, nous étions là au cas où il y avait un besoin. La fin de vie d’un proche leur appartient. On s’efface pour laisser place à la vie jusqu’au bout. C’est l’école de l’humilité pour les soignants, être là si besoin pour permettre que la vie puisse jaillir jusqu’au bout entre la personne et ceux qu’elle aime. C’est bien loin de la toute-puissance technique enseignée dans nos formations initiales.
L’association offre un cadre chaleureux et sécurisant pour les personnes, leur famille et les soignants pour accompagner chacun selon ses besoins. La difficulté principale est le statut de la maison. On ne sait pas dans quelle case mettre cette maison, ce qui complexifie le montage financier. Un statut nous faciliterait bien des choses pour continuer notre mission.
Delphine Calicis
Infirmière engagée dans les soins palliatifs depuis le début de ses études à Strasbourg en 1996, elle est actuellement coordinatrice dans la CPTS du Grand Gaillacois. Cofondatrice de La Maison Astrolabe, une maison de vie et d’accompagnement pouvant accueillir douze personnes, elle a ouvert ses portes en février 2023 dans le Tarn.