Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en février-avril 2023
Entre autres spécialiste des questions du rapport de l’être humain à la mort, Rosa Caron nous éveille à la triste réalité de la dépression des personnes âgées. Elle souligne avec force l’importance de cette période de la vie qu’est la vieillesse et incite à porter une attention particulière à la santé mentale de nos aînés dont l’humanité est aussi précieuse que celle de toute autre personne, quel que soit son âge.
La vieillesse est une période particulièrement éprouvante qui confronte l’homme à des bouleversements inédits, à un lien social qui menace de s’effriter et à la vulnérabilité du corps qui se fait de jour en jour plus réelle. Ce temps de la vieillesse laisse entrevoir un abrasement des résistances, une diminution de la force de refoulement, autant d’expressions de l’éprouvé de la finitude. Période paradigmatique de toutes les autres périodes de la vie, elle interroge à plus d’un titre notre rapport au savoir et à la mort.
Une étude de la DREES en 2015 indique que près de 94 % des plus de 65 ans vivent à domicile, malgré une perte progressive des capacités physiques qui n’altère pas forcément ce qu’il est convenu d’appeler l’autonomie, même si ce terme mériterait une réflexion plus approfondie. La très grande majorité des personnes âgées vieillit relativement bien, nous offrant des supports identificatoires qui nous permettent d’envisager notre propre vieillesse à venir avec sérénité. Mais dans une société qui valorise le travail, la jeunesse et l’individualisation du lien social, les termes « vieux », « vieillesse », « vieillissement » deviennent synonymes de déclin, de dépendance et de solitude. Rappel cruel de la fragilité humaine, la personne âgée incarnerait même selon David Le Breton, « les deux innommables de la modernité : le vieillissement et la mort »1. Véritables amplificateurs de stéréotypes, les représentations qui en découlent mettent en scène une vieillesse inévitablement médicalisée qui indique une direction que plus personne ne veut prendre. Il s’agit alors pour celui qui vieillit d’être dans une vision spéculaire parfois insoutenable face à un nouvel ordre de réalité, fait d’isolement, d’exclusion, de solitude et d’abandon. En toile de fond, la tyrannie du bien vieillir et la peur de tomber malade obligent celui qui vieillit à se déprendre de ses repères familiers pour se tourner, parfois à un âge très avancé, vers des hébergements médicalisés en espérant une nouvelle ordonnance pour la vie. Identifiée à l’objet des peurs collectives qui ne parviennent plus à être symbolisées, la vieillesse, reléguée hors des cités, hors du théâtre social, hors du temps humain devient une période en rupture avec les autres périodes de la vie.
Les lieux d’hébergements pour personnes âgées dites dépendantes, lieux que la psychiatrie a elle aussi désertés, optimisent très souvent un fonctionnement homogénéisé niant la singularité de chaque trajectoire. Ils se décentrent de la singularité psychique pour prendre en charge un corps sénescent dépourvu de ses mystères et de sa subjectivité. Le phénomène de pathoplastie2 qui en résulte, y est la plupart du temps banalisé. Plus encore le mythe selon lequel l’avancée en âge s’accompagne inévitablement de déficits cognitifs invalidants, marqueurs probables d’une maladie, la maladie d’Alzheimer, fait aussi de la vieillesse le paradigme du naufrage psychique. Dans un tel contexte à haut risque, la santé psychique de la personne âgée peut vaciller et entraîner des réponses très singulières, voire parfois inattendues3 ou des décompensations dépressives souvent masquées. La dépression, on le sait, prend de multiples visages. Le recours du sujet âgé déprimé à des conduites agressives par exemple est fréquent4. Les décompensations somatiques peuvent en être un autre versant. Ces manifestations sont les témoins, certes complexes, d’un possible travail du vieillir qu’il faut accompagner pour qu’un processus d’élaboration puisse opérer. On oublie en effet trop souvent que la réponse dépressive correspond à une forme comportementale active élémentaire face à des situations difficiles de séparations et de deuils à surmonter. Mais la dépression chez les personnes âgées est souvent sous-évaluée en raison de la survenue de comorbidités physiques5. Tout se passe comme s’il était normal d’être triste, ralenti, malade et dépendant quand on vieillit et toute approche psychopathologique est écartée au profit d’une réponse médicale. On ne peut d’ailleurs que s’interroger sur la surmortalité qui existe en institution ou lors d’une hospitalisation, surmortalité mise en évidence par des chercheurs dans une étude récente6. Pourtant la dépression peut être surmontée y compris dans le grand âge et n’altère en rien le sujet même si elle laisse le souvenir d’une expérience éprouvante7. À l’extrême, problème encore sous-évalué, le suicide d’une personne âgée reste une modalité alarmante de réponse face à un sentiment intolérable de mal d’être lorsque l’espoir d’être reconnu comme être en souffrance parvient à érosion.
Si les conditions matérielles de ceux qui avancent en âge se sont nettement améliorées, certaines mesures conduisent davantage à leur mise à l’écart qu’à leur intégration dans la cité. Malgré une amorce de changement, l’approche des sociétés contemporaines ne tient pas toujours compte de la diversité des conditions psychiques et des modes de vie propres à chacun. Elle nie toujours le fait que le corps reste un corps vivant jusqu’au bout, messager d’une vie psychique qui elle, ne vieillit jamais. Chacun garde, malgré une vulnérabilité physique inéluctable, un potentiel psychique inexploité pour affronter les aléas de cette période de la vie à condition qu’un Autre puisse la raviver. C’est en effet le lien à l’autre, corollaire du lien au monde et à soi-même qui reste une des exigences de l’existence afin qu’elle devienne coexistence.
La vieillesse porte en elle l’histoire de notre humanité. Elle se meurt et nous regardons ailleurs pour ne pas porter le fardeau de l’angoisse de mort planant à l’horizon des consciences collectives. Appréhendée avec un regard analytique, la vieillesse nous invite sans cesse à repenser le lieu ainsi que l’espace culturel et social dans lequel l’homme poursuit, quel que soit son âge et son histoire, sa trajectoire. Et c’est Paul Valéry que nous aimerions ici convoquer pour qu’il nous indique une direction pleine d’espoir et de fraternité afin que chacun reste vivant jusqu’au bout de la vie : « La vieillesse n’est rien. Tout dépend de l’hospitalité que vous lui donnez et de l’écho qu’elle trouve en vous »
1 Le Breton, D. (2013) Anthropologie du corps et de la modernité, Quadrige, PUF
2 Oury, J. (2007) Psychanalyse, psychiatrie et psychothérapie institutionnelles. In Vie sociale et traitements, 3, 95, p110-125
3 Monfort, J.C. (2001). Spécificités psychologiques des très âgés. Gérontologie et Société. 98, 159-187
4 Léger, J.M. et Clément, J.P. (1998) Quelles sont les particularités cliniques de la dépression du sujet âgé ? In Âge, Dépression et Antidépresseurs. Colonna, L. et Coll. Paris : Flammarion Médecine Science. 25-30.
5 Lindenbaum, H, (2022) Dépression du sujet âgé et parcours de soins In Soins en gérontologie, 27, 158, p 15-21
6 Flawinne X., Lefebvre M., Perelman S., Pestieau P., Schoenmaeckers J., (2023) Nursing homes and mortality in Europe: Uncertain causality, In Health Economics, 32, 1, 134-154
7 Pedinielli, J.L. et Bernoussi, A. (2004) Les états dépressifs. Paris, Nathan.
Rosa Caron
Elle est psychanalyste, maître de conférences en psychopathologie depuis 2004, elle a exercé comme psychologue en psychiatrie pendant 20 ans. Ses recherches portent entre autres sur la confrontation de l’être humain à la mort et sur les effets des mutations socio-culturelles sur la psyché. Rosa Caron est aussi membre du comité scientifique de UP for Humanness.