Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en septembre 2023
Nicolas Clément est engagé de longue date auprès des personnes sans domicile, notamment via le Secours catholique, le collectif des Morts de la Rue ou encore l’association Un Ballon pour l’insertion. Depuis plus de 15 ans, il observe les tendances des politiques publiques sur la question du sans-abrisme.
C’est dans les années 1980 qu’on a, pour la première fois, parlé d’une nouvelle pauvreté, puis des exclus. C’est le moment où on a commencé à parler des personnes sans domicile fixe et où plusieurs associations se sont consacrées complètement (les Restos du Cœur) ou partiellement (Emmaüs, Secours Catholique, Aurore…) à ces populations. Quarante ans après, où en est-on ?
D’abord une triste constante : les gouvernements se suivent et partagent tous le refus de savoir. Le refus de décompter les personnes et de tenter de repérer leurs caractéristiques. Deux études seulement leur auront été consacrées (2002 et 2012) et les résultats de la suivante seront peut-être accessibles d’ici deux ou trois ans. Étonnant de consacrer 3 milliards à ces politiques et de refuser de dépenser 500 000 € pour mieux savoir à qui s’adressent ces sommes et comment mieux les affecter ! Au-delà de cet élément de bonne gestion qui semble évident, une meilleure connaissance permettrait aussi (surtout !) d’évacuer au moins une partie des fantasmes sur les personnes à la rue ; de distinguer entre personnes sans abri (peu nombreuses ; sans doute à peine 20 000 en France) et les personnes sans domicile (entre 220 000 et 330 000 selon les sources), dans tous les cas très loin des 600 000 à un million de personnes qu’imaginent le grand public et même, souvent, des professionnels; il n’est pas neutre que l’on confonde sans cesse ces deux populations dont, pourtant, les conditions (certes peu enviables dans les deux cas) sont néanmoins trèsdifférentes ; on distinguerait mieux l’origine de ces personnes dont les statuts appellent juridiquement des solutions différentes ; on comprendrait mieux leurs motivations et pourquoi, pour les étrangers, leur probabilité de retour est infime. Mais le flou entretenu depuis tant d’années, lié à quelques faits divers lamentables mais pas représentatifs, crée une atmosphère de plus en plus néfaste. En premier bien sûr pour tous ces gens, vite suspects de toutes les horreurs, mais aussi pour toute la population française dont les libertés sont lentement élimées pour faire face à ces « risques ».
Le travail social se mue en travail administrativo-informatique au détriment de l’accompagnement social
Deuxième élément plus récent : l’électronisation/ dématérialisation croissante de toute la société. Tant publique que privée. Impossible de remplir un dossieradministratif (ou de suivre, par exemple, son compte en banque) sans ordinateur, sans adresse mail… et sans capacité à les utiliser. Là encore, la difficulté ne concerne pas que les personnes sans domicile. Mais 1- la plupart ne sont pas équipées (et avoir unsmartphone – ce qui arrive – n’implique pas d’avoir le forfait qui permet les accès internet) ; 2 – parmi ceux qui sont nés en France, un quart est illettré (et les autres ne sont pas très lettrés) ; 3 – parmi ceux qui sont nés à l’étranger, nombreux sont les non-francophones et plus encore ceux qui, sachant à peu près sedébrouiller à l’oral, n’y parviennent pas à l’écrit. Cette donnée d’électronisation, essentielle, a deux effets : elle accroît beaucoup le non-recours en rendant lesdémarches encore plus difficiles ; et elle transforme assez largement le travail social qui se mue de plus en plus en travail administrativo-informatique au détriment de l’accompagnement social.
Pendant les 2 ans de Covid, on n’a eu de cesse de nous obliger à nous protéger les uns des autres et maintenant, au contraire, on interdit de facto à beaucoup de se soigner
Troisième élément qui se combine en partie avec le précédent : l’administration devient de plus en plus lente et inefficace ; là encore, cela ne concerne passeulement les personnes sans domicile. Mais le temps pour obtenir la réfection d’une carte d’identité ou d’un passeport devient dément (plusieurs mois !) et freinecomplètement celui qui a perdu sa pièce d’identité et ne ressent pas clairement le besoin d’en refaire une alors que, pourtant, cela conditionne tout accès à sesdroits (RSA….). Les nouvelles règles mises en place pour l’obtention de l’Aide Médicale d’Etat réduisent aussi largement son accès sans qu’il soit même utile de passer la loi restrictive que souhaite une bonne partie de la droite. C’est pourtant étrange la virulence que suscite ce dispositif : pendant les 2 ans de Covid, on n’aeu de cesse de nous obliger à nous protéger les uns des autres et maintenant, au contraire, on interdit de facto à beaucoup de se soigner ; ce qui les rend vulnérables mais nous aussi par effet potentiel de contagion !
Pourtant, face à ces évolutions où le Politique imagine souvent ce que pensent ses électeurs et décide de les précéder plutôt que de les orienter, les citoyens évoluent. Pas tous, certes. Mais dès qu’on leur en donne l’occasion, ils découvrent l’Autre. Un bel exemple parmi d’autres est celui d’Hiver Solidaire. Depuis 15 ans, entre un tiers et un quart des paroisses parisiennes accueillent pendant les 3 mois d’hiver des personnes sans abri (de 2 à 7 ou 8 par paroisse) ; ceci mobilise au moins 75 personnes par paroisse sur l’ensemble de l’hiver. Avec une quarantaine de paroisses concernées, ce sont environ 3 000 personnes qui découvrent ainsi la population de la rue. Souvent pleines d’appréhension au démarrage, elles finissent l’hiver épatées par ces gens qu’elles ont découverts, rencontrés, accompagnés, qu’elles suivent même après l’hiver et sa prise en charge ; et leur regard change sur tous ceux qu’elles rencontrent ensuite. Le citoyen (pas forcément bienveillant au démarrage) rend ainsi plus optimiste que le Politique qui se croit réaliste et n’est que tristement suiviste…
Nicolas Clément
Président de l’association Un Ballon pour l’insertion, ancien président du Collectif des Morts de la rue et responsable d’équipes d’accompagnement de familles à la rue et en bidonville au Secours Catholique, il est l’auteur de Dans la rue avec les sans-abri (Jubilé-Le Sarment, 2003) et de Une soirée et une nuit (presque) ordinaires avec les sans-abri (Cerf, 2015).