Le défi écologique : concilier progrès et postérité

par | 4 Juil 2024 | Autres

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en avril-juillet 2024

Diplômé en philosophie et co-auteur du livre La raison d’agir, Romain Leroy-Castillo s’attache à redonner à l’action son sens profond. Il questionne ainsi la problématique écologique qui anime notre société et, par un détour historique qui restitue l’évolution de notre rapport à la nature, il rappelle qu’elle n’est pas simplement un problème à résoudre mais une promesse de progrès pour l’humanité.

« Papi ! Tu sais combien de CO2 ça a généré de produire ton steak ? Tu devrais manger moins de viande » déclare Laura d’un ton de reproche et d’un air un peu suffisant. Malgré tout l’amour qu’il porte à sa petite-fille, Edouard prend immédiatement la couleur de la généreuse entrecôte qui lui fait face. Bientôt le ton monte : « postmoderne ! », « anthropocentriste ! », « antispéciste ! », « cartésien ! ».

Si le souci écologique déchaîne parfois les passions, c’est parce qu’il remet en cause, bien plus que quelques habitudes de consommation, certaines de nos représentations fondamentales du monde et de notre rapport à la nature.

Dès la fin de l’Antiquité, la pensée judéo-chrétienne, qui se répand en Occident, introduit l’idée d’une domination naturelle de l’Homme sur le reste de la Création. « Remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur tout animal » nous dit le Livre de la Genèse1. L’Homme est ainsi séparé, distingué de son environnement. Il est « à part ».

Descartes nous fait entrer dans la Modernité en faisant de la raison l’unique juge d’une connaissance sûre des choses : la connaissance scientifique. Dans ce nouveau monde purement rationaliste, la nature devient mesurable, objet d’étude, source inépuisable de connaissances scientifiques « fort utiles à la vie »2. La domination naturelle fait ainsi place à la maîtrise scientifique, et le progrès des sciences qui s’ensuit fait naître l’espoir de pouvoir un jour se « rendre comme maître et possesseur de la nature »3. Puis, au siècle des Lumières naît et s’impose une « philosophie du progrès » : l’idée que le progrès des mœurs accompagne indissolublement le progrès des sciences et des techniques, et l’amélioration de la condition humaine (prolonger la durée et la qualité de vie, réduire la souffrance…).

Mais la seconde moitié du XXe siècle voit naître un soupçon croissant à l’égard du progrès technique, auquel on associe les destructions des Guerres mondiales, puis l’épuisement progressif des ressources naturelles au fil des révolutions industrielles. Ainsi naît la prise de conscience d’une situation de déséquilibre croissant, d’un risque d’auto-destruction de l’espèce humaine par sa propre technique – ou par l’épuisement des ressources qu’elle engendre. C’est la redécouverte d’une interdépendance proprement vitale de l’Homme et de son environnement.

C’est dans ce contexte que paraît Le Principe responsabilité de Hans Jonas. Au pouvoir potentiellement total et destructeur qu’a acquis l’humanité grâce à la technoscience doit répondre, dit Jonas, une nouvelle forme de responsabilité : « In dubio pro malo »4. Dans le doute, prévois le pire : si les conséquences d’une action ne se laissent pas entièrement anticiper, il faudra toujours retenir le scénario le plus pessimiste, afin de protéger les générations futures. Et donc… s’abstenir d’agir. La préséance reconnue à l’être (de la nature) précède et prévient la volonté d’agir (de l’Homme).

Cette perspective ontologique, lorsqu’elle est mal comprise, peut nourrir les fantasmes d’un retour à une nature mythifiée. Dès 1958 John Galbraith identifiait de manière visionnaire, sous le terme de « filière inversée »5, les potentielles dérives hyperconsuméristes du capitalisme occidental. Certes, un idéal d’existence purement matérialiste ne fait guère rêver, et s’il entre dans une spirale autodestructrice par une exploitation aveugle des ressources sans souci du lendemain, il peut aisément susciter l’indignation. Dès lors il est facile et tentant, en assimilant consumérisme à capitalisme, et capitalisme à modernité occidentale, de rêver d’un modèle alternatif. De se réfugier dans le rêve d’un équilibre disparu qu’il suffirait de rétablir, d’une nature essentiellement harmonieuse, que l’Homme ne ferait que souiller et détruire par sa soif de progrès.

Certains produits culturels contemporains à grand succès, comme Avatar, se complaisent dans ce mythe d’un âge d’or perdu que l’Homme aurait désenchanté par la science, d’un « ordre antérieur malheureusement aboli »6 que le progrès technique aurait perverti. Comme si la technique amenait nécessairement une sorte de dégradation humaine et morale – lointain écho au mythe du « bon sauvage » qui avait cours au XVIIIe siècle.

Mais cela ne revient-il pas à remplacer une idéologie accusée d’avoir soumis la nature à l’Homme par une idéologie soumettant l’Homme à la nature ? N’ouvrons-nous pas la voie à un anti-humanisme risqué, en faisant peser sur l’action humaine le soupçon d’une systématique culpabilité ?

Construire l’avenir, ce n’est pas conserver le présent dans une artificielle immuabilité, c’est se projeter dans une vision porteuse de sens.

Il semble indispensable, et toujours actuel, de redonner ses lettres de noblesse à la philosophie du progrès héritée des Lumières. Il serait faux de l’assimiler aux dérives présentistes d’un hyperconsumérisme débridé. Cette philosophie repose sur l’idée de perfectibilité humaine, c’est-à-dire que la destination de l’Homme est de s’améliorer continuellement grâce aux facultés de la raison. L’être humain est donc un être de projet, celui d’un progrès indéfini vers le mieux (intellectuel, moral…). C’est une philosophie de la vie essentiellement tournée vers l’avenir. Le souci de la postérité, le sens de la responsabilité à long terme de l’humanité à l’égard d’elle-même, est au cœur même du sens de l’existence : « L’humanité s’oblige elle-même dans la figure de sa propre postérité […]. C’est le maintien d’un avenir possible qui a force obligatoire et qui me lie à la postérité par une loi que tous peuvent vouloir. »7

Pour concilier progrès de l’humanité et souci de la postérité, faisons le choix d’un idéal plutôt que d’un mythe. Le mythe nous fige dans l’illusion d’un âge d’or perdu. L’idéal nous inspire et nous porte vers l’avant. Une éthique de l’abstention, centrée sur la nature, paralyse la volonté d’agir et menace d’immobilisme. Préférons-lui une morale de l’action, centrée sur les Hommes. Construire l’avenir, ce n’est pas conserver le présent dans une artificielle immuabilité, c’est se projeter dans une vision porteuse de sens. Notre époque pourrait ainsi trouver dans l’engagement écologique les ressources d’une spiritualité qui donne sens à la performance technologique en instaurant à l’échelle mondiale de nouveaux rapports entre l’Homme et la nature.

1 Genèse, 1 :28 2 Descartes, René, Discours de la méthode, 1637 3 ibid. 4 Jonas, Hans, Le Principe de responsabilité, 1979 5 Galbraith, John, L’Ère de l’opulence, 1958 6 Canguilhem, Georges, La question de l’écologie, 1973 7 Castillo, Monique, L’homme et la nature, 2007

Romain Leroy-Castillo

Directeur des Projets chez Swiss Sustainable Finance, Romain Leroy-Castillo travaille depuis 20 ans dans le secteur financier, d’abord comme consultant chez Ernst & Young puis responsable du contrôle interne d’une banque internationale. Il est diplômé de l’Université Paris-Sorbonne, de l’ESCP, de SciencesPo Paris et de l’Université d’Oxford. Il est co-auteur avec sa mère Monique Castillo, philosophe, du livre La Raison d’agir (Vrin, 2023).

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