Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Comment gagner du temps et donc de l’argent tout en prenant le temps du soin ? Voilà un défi qui n’est pas étranger à la Chaire AgingUp! de l’université Paris Cité. Le pari lancé est celui d’allier économie et qualité d’un soin personnalisé, et ce plus particulièrement concernant les politiques d’accompagnement du grand âge. Thomas Rapp qui est titulaire de cette chaire nous expose les moyens trouvés par celle-ci pour donner « une vision positive des questions liées au vieillissement ».
Vous êtes titulaire de la Chaire AgingUP! à l’Université de Paris Cité, quels sont vos sujets du moment ?
Notre sujet du moment est le « value-based aging », que l’on peut définir comme la recherche de valeur dans le vieillissement. En effet, nous sommes partis du constat que depuis les années 1950, nous avons gagné en moyenne 15 ans d’espérance de vie. Cependant, comment être certains que ces 15 années gagnées ont de la valeur pour les personnes ? Notre système actuel permet-il de les vivre de la manière la plus optimale, d’en retirer le meilleur ? La Chaire AgingUP! entend donner une vision positive des questions liées au vieillissement (https://agingup.u-paris.fr).
En France, nos politiques de l’autonomie sont en réalité surtout des politiques d’accompagnement de la dépendance. Les personnes et leur entourage ne se sont pas mises au centre de la décision. Par exemple, une personne qui ne peut plus attraper sa casserole pour cuisiner sera aidée par une aide-ménagère ou bénéficiera d’un portage des repas au domicile ; n’aurait-il pas mieux valu se tourner vers un ergothérapeute pour aménager son espace, comme cela se fait dans les pays nordiques ?
Afin de mieux comprendre les attentes des seniors et de leur entourage, nous lançons cette année une grande enquête internationale sur les préférences (https://agingup.u-paris.fr/enquete-agingup/). Cette enquête est construite autour de trois vagues : les modes de prise en charge de la perte d’autonomie, la prévention et les nouvelles technologies dans le secteur du grand âge, l’accès et le financement de la perte d’autonomie. Les résultats permettront d’étudier l’adéquation ou la distance des politiques publiques et solutions proposées par rapport aux préférences individuelles, de comparer aussi les différences d’attentes entre les seniors et leurs aidants. Le questionnaire sera déployé auprès de 19 000 personnes en France, Allemagne, Italie, Espagne, Pays-Bas, Grande-Bretagne et États-Unis (New-York et Californie) entre 2024 et 2025.
Ces dernières années, le système de santé a connu de nombreuses réformes de l’organisation du temps de travail et de son mode de financement. Selon vous quels ont été les impacts et vers quel format devrait-on se diriger ?
À l’origine, la T2A était plutôt une bonne idée : elle permettait à chacun d’être soigné pour le même coût sur l’ensemble du territoire français. Cependant, très vite, il est apparu que certains soins étaient plus rentables que d’autres. D’un point de vue purement comptable, il est par exemple plus rentable d’accroître les volumes d’opérations de la cataracte plutôt que d’augmenter le nombre d’admissions de patients en gériatrie. S’en est suivie une recherche d’optimisation des soins et de rentabilité maximale au détriment d’un certain nombre d’activités et notamment du temps passé auprès des patients. Paradoxalement, cela s’est traduit par une hausse des dépenses de santé au niveau macroéconomique, alors que l’un des objectifs initiaux de la T2A était de contrôler la dépense. De plus, la T2A impose un tarif qui n’est pas forcément adapté au secteur privé et qui ne lui permet pas toujours d’être rentable, créant une tension entre la qualité de la prise en charge et le nombre d’actes à réaliser pour maintenir sa clinique à flots. Or, le système de santé ne peut se passer de ses acteurs privés.
Actuellement, la France étudie l’opportunité d’une tarification au parcours de soins et non plus à l’acte, qui semble un peu plus complexe à mettre en œuvre. Un certain nombre d’expérimentations dans le cadre de l’Article 51 sont en cours en France et seront évaluées dans les années à venir. On peut en citer une portée par l’association Soignons Humains qui s’appuie sur le Buurtzorg, un modèle développé aux Pays-Bas. Ce modèle se fonde sur le lien et la personnalisation du soin, le bien-être des travailleurs, la coopération et le travail d’équipe. Il semble ainsi prometteur. Il convient donc d’évaluer les expérimentations d’un point de vue économique bien sûr mais aussi d’un point de vue qualité des soins, efficacité thérapeutique, qualité de vie des personnes âgées ou malades et engagement des soignants.
Le système de santé peine à recruter, engager et fidéliser dans le temps ses soignants, quels sont les coûts qui y sont associés ? Comment y remédier ?
Ces dernières années, le système de santé est en pénurie de soignants, notamment dans le secteur de l’autonomie. Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs : une rémunération peu attrayante, des conditions de travail difficiles et trop peu de perspectives d’évolution professionnelle. Nous avons par exemple comparé dans une étude1 des IDE (Infirmières Diplômées d’État) travaillant dans le secteur de l’autonomie avec d’autres IDE du secteur hospitalier. Nous avons identifié que les métiers de l’autonomie accéléraient leur vieillissement de 9 mois de plus que les autres pour une année travaillée auprès des personnes âgées avec une moyenne de 4 ans passés dans le secteur de la gériatrie ! Enfin, quand ces soignants quittent ce secteur, ils n’y reviennent jamais. Il n’existe pas de chiffre précis qui illustre réellement les coûts associés aux difficultés de recrutement et d’engagement des soignants. Cependant, on peut essayer de distinguer trois types de coûts potentiels : le coût direct – celui des professionnels de santé qui ont fait un burn out – le coût résultant pour les patients qui avaient besoin de ces professionnels de santé, et le coût familial – le temps des aidants, les congés qu’ils posent.
Lorsqu’on s’intéresse aux autres pays européens, ceux qui sont parvenus à développer une offre de soins suffisante ont tous mis en place une politique de rémunération attractive pour leurs soignants. Ils leur proposent également de monter en compétences grâce à des formations continues et d’organiser de manière plus autonome leur planning de soins et leur temps passé auprès des patients. C’est ce que nous avons montré en 2020 dans un rapport de l’OCDE, dans lequel nous identifions également que la France compte 2 fois moins de travailleurs que la moyenne pour le secteur du grand âge, et 5 fois moins que les meilleurs pays2.
Par ailleurs, ce rapport montre qu’il existe une corrélation entre les conditions de travail des soignants et la qualité de la prise en charge des patients. Ainsi, plus les temps de trajet sont élevés et moins l’écoute et l’attention des soignants sont bonnes. Prendre soin des soignants, c’est donc prendre soin indirectement des patients !
Les tensions entre temps et soin sont présentes dans le secteur du grand âge, comment limiter leur impact ?
N’ayant pas assez de temps pour réaliser correctement leurs métiers, les soignants ne prennent pas forcément le temps suffisant de relecture de la prise en charge globale du patient. En moyenne, en EHPAD, on dénombre 7 prescriptions par jour et par personne. Nous avons montré que cette polymédication entraine des erreurs de prescription et d’administration des médicaments, conduisant plus facilement à des hospitalisations d’urgence3. Aux urgences, de nouveaux médicaments leur sont prescrits, et la spirale de la dépendance iatrogène continue. La mise en œuvre d’un algorithme de détection de ces prescriptions dans le SNDS pourrait être d’une grande aide dans les EHPAD !
Il faudrait également renforcer l’interdisciplinarité au sein des structures, cela ferait gagner du temps aux soignants et aux patients, notamment en limitant les déplacements des personnes âgées. Par exemple, il n’y a pas de dentiste dans les EHPAD alors que ce sont des personnes qui ont souvent des maux de dents. N’étant pas soignées, elles sont victimes de dénutrition et leur état de santé s’aggrave.
Par ailleurs, en raison d’un manque de personnel formé et expérimenté, les EHPAD choisissent de plus en plus le public qu’ils accueillent pour ne pas avoir de personnes âgées trop dépendantes. C’est ce que les anglo-saxons appellent le « cream-skimming ». Ces dernières sont ainsi réorientées vers des soins de longue durée de structures publiques, souvent moins adaptées, ce qui entraîne une réelle perte de chance pour les années qu’il leur reste à vivre4.
Le système de santé s’appuie beaucoup sur les aidants, comment valoriser financièrement et humainement leur investissement ?
Une étude publiée par une équipe de l’université d’Aix Marseille avait documenté il y a quelques années que le coût de l’aide familiale pour les patients atteints de démence atteignait près de 4 milliards d’euros en France par an4. Et encore, cette étude sous-estime certainement le coût global, car elle ne prend pas en compte financièrement l’impact que le rôle d’aidant a sur leur vie. On peut citer par exemple le passage d’un temps de travail de 100 % à 80 %, le renoncement à des choix de carrière professionnelle, des bouleversements dans l’organisation familiale…
Faire reposer un système de santé en trop grande partie sur les aidants accentue les inégalités, notamment les inégalités hommes/femmes, car ce sont souvent ces dernières qui mettent leur vie professionnelle entre parenthèses pour s’occuper de leur famille.
On voit également un retard de prise en compte du rôle des aidants dans l’analyse des bénéfices thérapeutiques d’un nouveau médicament. Ainsi, les nouveaux médicaments concernant la maladie d’Alzheimer ne mettent pas en avant les retentissements positifs pour les aidants alors même qu’on sait à quelle point cette maladie impacte aussi l’entourage de la personne.
Par ailleurs, il est urgent de mieux reconnaître le rôle des aidants dans la prise en soin de leur proche. La relation entre les professionnels de santé et les familles est centrale dans le projet de soin qui doit être réadapté au fur et à mesure de la perte d’autonomie du patient. Au début, il y a une réelle complémentarité entre les aides familiales et professionnelles, avec le temps, les aides familiales deviennent substituables. Cela s’accompagne.
Dans le contexte actuel du système de santé, comment assurer une qualité des soins optimale pour nos patients ?
Le secteur du grand âge ne semble pas être prioritaire et il y a peut-être un désintérêt des Français pour ces sujets.
Pour améliorer la qualité des soins, il faudrait commencer par mener des enquêtes pour la mesurer : la DREES a commencé à identifier un certain nombre d’indicateurs ces dernières années.
Il faudrait également augmenter l’attractivité de ce secteur en valorisant ceux qui y travaillent, financièrement et par des formations. Les femmes sont surreprésentées dans les métiers du soin et certaines sont mères célibataires. Des aides de crèches ou de logements pourraient faire une grande différence. Les professionnels de santé qui restent le plus longtemps en activité sont souvent ceux issus de l’immigration car ils acceptent plus facilement des mauvaises conditions de travail, on ne devrait pas en arriver là5. Pour les travailleurs issus de l’immigration, il faudrait par ailleurs accélérer les validations des acquis.
Enfin, il pourrait être intéressant de s’appuyer sur les outils numériques pour libérer du temps aux soignants et faciliter leurs conditions de travail : sortir de l’isolement et communiquer plus facilement via des outils partagés ou la télémédecine, numériser les prescriptions, enregistrer automatiquement les données, s’appuyer sur l’IA pour gérer les calendriers et l’organisation des équipes, ou encore installer du matériel connecté dans les chambres (tapis de sol connectés pour ne se lever la nuit qu’en cas de besoin). Allégés de certaines contraintes administratives, revalorisés par une rémunération, des formations et des perspectives d’évolution, nous pouvons imaginer des soignants prenant le temps d’un soin de qualité empli d’humanité.
1/2. https://link.springer.com/article/10.1007/s10198-021-01288-y#:~:text=For %20instance %2C %20LTC %20workers%20face,participation %20and %20health %20 %5B13 %5D. 3. https://link.springer.com/article/10.1007/s10198-022-01534-x 4 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/26091590/ 4. Rapp T, Sicsic J, The contribution of the immigrant population to the U.S. long-term care workforce in Social Science & Medicine, Volume 263, October 2020, 113305. 5. McHugh JP, Rapp T, Mor V, Rahman M. Higher hospital referral concentration associated with lower- risk patients in skilled nursing facilities. Health Serv Res. 2021;56:839–846. https://doi.org/10.1111/1475-6773.13654
Thomas Rapp
Thomas Rapp est professeur d’économie à l’Université Paris Cité et titulaire de la Chaire AgingUP!, financée par le mécénat des Mutuelles AXA et la Caisse des dépôts et consignations. Thomas Rapp est spécialisé en économie de la santé, économie du vieillissement et en analyse des politiques de santé. Il a été Harkness fellow à Harvard (2015-2016) et économiste de la santé à l’OCDE (2017-2019). Ses travaux sont publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture de premier rang (Health Economics, Medical Care, Social Science and Medicine, JAMA open, JAGS etc.), des chapitres d’ouvrage et des rapports de recherche. En 2015, il a créé (et dirigé jusqu’en 2018) un diplôme de master en économie de la santé à la Sorbonne d’Abu Dhabi. Depuis 2016, il est éditeur associé de la revue américaine Value in Health. Depuis 10 ans, son programme de recherches a été financé par plusieurs grants publiques et privées (Agence nationale de la recherche, CommonWealth Fund, programme Innovative Medicines Initiative de la Commission Européenne, Mécénat AXA etc.). Il a été professeur invité à Harvard, Columbia, et à l’Università Cattolica del Sacro Cuore di Roma.