Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Par un détour philosophique, Clément Bosqué nous invite à nous départir d’une conception du temps qui en ferait un objet quantifiable. Il nous enjoint de nous rappeler notre capacité merveilleusement humaine à pouvoir naviguer en toute liberté dans le temps en ressuscitant par la pensée, les mots, les rêves un temps révolu ou à venir, et à pouvoir ainsi s’extraire de l’urgence du temps présent.
« Pourquoi allons-nous si vite, puisque nous ne nous rendons nulle part ? »
Paul Morand, L’Homme pressé.
Trop de patients ; trop de toilettes ; trop de tâches administratives ; trop d’actes. Et trop peu de temps, comme on aurait trop peu d’une quantité. Pourtant, demandez à un soignant, et il vous dira que ce dont il manque, c’est précisément de ce qui n’est pas quantifiable ! Mais alors, si ce n’est pas d’une quantité de temps que nous manquons, de quoi s’agit-il ?
Emmanuel Kant l’a soutenu, le temps, c’est au fond « l’intuition de nous-même », « la forme du sens interne1 » : faute de temps, comme faute d’espace, conditions a priori, nous ne ferions point l’expérience de quoi que ce soit. Déjà saint Augustin l’affirmait : présent, passé, et avenir n’existent pas, sinon « dans notre esprit2 » : car c’est au présent que j’envisage l’avenir, que je me remémore le passé – bref, c’est au présent que je me sens pleinement exister dans le temps. C’est pourquoi, être le maître de mon agenda (étymologiquement, les choses à faire) ne saurait consister simplement à remplir toujours plus de cases de mon calendrier électronique, ni à ajouter des heures à ma journée, ou des jours à ma semaine ; mais bien, plutôt, d’être en capacité, tantôt, de faire retour à ce qui fut, tantôt de me projeter dans ce qui sera.
En somme, de pouvoir, dans le temps, naviguer.
On le sait : les traces mnésiques inconscientes que le passé a laissées en moi, cette seconde nature que l’expérience m’a donnée, c’est ce qui me permet de faire face à l’urgence. Je peux ainsi compter sur ce qui fait « habitude », aptitudes et savoir-faire, sans réfléchir.
Mais la mémoire, a montré Henri Bergson, n’est pas que « réflexe » : elle est aussi réflexive. C’est grâce à elle que je puis rappeler « l’image » de chaque « événement déterminé de mon histoire », et sur cette image, méditer. Pour cela, ajoute Bergson, « il faut pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver3 ».
Beau programme, me dira-t-on. Mais vous rêvez ! Car précisément, pour rêver, ne faut-il pas du temps ? Le soignant, mon bon Monsieur, croyez-vous qu’il ait le temps de rêver ? Le soin n’attend pas ! On n’a pas le temps !
Et nous voilà ramenés à l’idée du temps comme pure quantité, dont nous serions voués à manquer. Et voilà le soin rivé au présent, le soignant rivé à l’acte, effectif, immédiat, sans hier ni lendemain.
C’est peut-être, cependant, d’une autre conception du temps que nous aurions bien besoin ; et il se pourrait que le premier soin fût celui que nous mériterions de consacrer à penser notre propre rapport au temps, qui ne se limiterait pas au quantitatif, au chronométrique. Le temps est plein d’autres choses, après tout : des cycles ; des occasions ; des temporalités parallèles ; des vitesses…
Bergson, on s’en souvient, nous convainc que le temps est durée, et que nous avons toujours tort de le spatialiser, comme nous le faisons spontanément. Il est certain que nous ne circulons pas dans le temps, comme dans les couloirs de l’hôpital… En ce sens, le temps n’est pas plus une quantité qu’un espace. Impossible de revenir en arrière. La science contemporaine nous apprend d’ailleurs que, si le voyage dans le futur est théoriquement concevable, la route vers le passé nous est définitivement barrée.
Eppur si muove, et pourtant, comme disait Galilée, nous nous y mouvons, nous y naviguons, dans le temps. Nous anticipons, projetons, regrettons, inventorions nos actions, tournés, comme l’antique Janus, d’un côté vers l’avenir, de l’autre vers le passé. « C’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps4 », remarquait Benveniste. Espèce bavarde que nous sommes : nous ne parlons jamais si bien que du temps révolu, du temps perdu, du temps que nous prendrons, le week-end prochain, aux prochaines vacances – vaste, prometteur « demain » qui nous attend, bras ouverts, et recule comme un mirage ; du temps des autres ; de ce qui attendra encore un certain temps ; de ce dont le temps reviendra…
Pascal notait que « nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres5 » et y voyait une irrémédiable, une désolante tare. Au contraire, Marcel Proust rappelle qu’il faut « la force de maintenir […] attaché […] ce passé » qui se dérobe – on pourrait en dire autant de l’avenir. Et si ce n’était point, au fond, le temps qui manque, mais cette « force » dont parle Proust ?
En effet, n’y a-t-il pas une force proprement magique de la pensée et de la parole, qui fait que nous parvenons, au-delà de l’urgence, de l’immédiat, le temps d’un rêve, d’une conversation, à faire exister ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas encore, et ce faisant, comme disait Pierre Janet, à « triompher de l’absence6 » ; à nous affranchir – fût-ce un temps seulement ! – des bornes d’un solipsiste présent, d’une pure et simple expérience de notre durée ?
Pensée, parole, rêve : ne sont-ce pas là, profondément, les victimes de nos systèmes techniciens, de nos organisations mécaniques ? N’est-ce pas de cela qu’il faut prendre soin, pour qu’aux côtés du patient, pensée, parole, rêve restent possibles ? Bergson l’avait dit : rien de tout cela ne nous est acquis, et « il faut vouloir rêver ». Car enfin, sans pensée, sans parole, sans rêve pour y naviguer, à quoi pourra bien nous servir… plus de temps ?
1. Kant, Critique de la raison pure (1781), trad. Tremesaygues et Pacaud, t. I, 1re partie, 2e section, par. 6, PUF. 2. SaintAugustin, Les Confessions, Livre XI, chap. 14-20, trad. J. Trabucco, Garnier. 3. Bergson, Matière et mémoire (1896), Alcan, 1939, pp. 83-88. 4. Benveniste, « Le langage et l’expérience humaine », in Problèmes du langage, Gallimard, 1966, pp. 8-11. 5. Pascal, Pensées, Brunschvicg, p. 172. 6. Janet, L’évolution de la mémoire et de la notion du temps (1928), A. Chahine éd., pp. 219-221.
Clément Bosqué
Il est directeur d’établissements sanitaire, social et médico-social. Clément Bosqué a œuvré à la direction de services de protection de l’enfance, de l’IRTS Île-deFrance Montrouge Neuilly-sur-Marne, et est aujourd’hui directeur territorial à la Fondation INFA. Il poursuit un doctorat en philosophie à l’Université Gustave Eiffel, sous la direction du Pr. Éric Fiat.