Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en février 2025
Céline Huard est psychologue auprès des résidentes du foyer AFJ à Paris depuis plus de 15 ans. Un lieu qui héberge et propose une prise en charge globale et multidisciplinaire à des femmes ayant été victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle. Elle a répondu à nos questions sur les blessures traumatiques des femmes qu’elle accompagne et sur les facteurs clés d’un retour à la liberté, à l’apaisement.
Quelles blessures psychologiques constatez-vous chez les victimes de traite hébergées par l’AFJ ?
Les femmes que nous accueillons ont vécu toutes les violences possibles : physiques, sexuelles, psychologiques, verbales, économiques… des violences qui se sont accumulées et qui ont rarement été prises en charge dans le passé. Un questionnaire que nous avons réalisé au foyer il y a quelques années révélait qu’en moyenne, nos résidentes, – qu’elles arrivent de l’étranger ou qu’elles soient nées en France – vivent entre 10 et 20 événements traumatiques au cours des deux années qui précédent leur entrée au foyer. Et encore, elles n’identifient pas toujours les situations de violences et ont plutôt tendance à minimiser l’impact des violences et banaliser ce qu’elles subissent dans le cadre de l’exploitation. Il s’agit de violences causées par des membres du réseau, par des clients, des violences familiales. Ce sont des violences qui sont répétées pendant des mois voire des années, auxquelles elles ne sont plus en capacité de réagir, on parle de la notion d’impuissance apprise. L’impuissance se programme dans le cerveau de la victime qui est exposée à de multiples agresseurs et devient incapable de s’en échapper.
Ces blessures se manifestent par des troubles de stress post-traumatiques. Le tableau clinique le plus courant sont des symptômes comme l’anxiété, les troubles du sommeil, des pensées envahissantes, des ruminations, des cauchemars très violents, des dépressions, une tendance à s’isoler et se méfier de toute personne. Il est difficile de faire confiance aux autres quand on a été trahi. De plus, les femmes traumatisées mettent en place des stratégies d’évitement pour ne pas être confrontées à ce qu’elles ont vécu : ne pas parler, ne pas penser, éviter de porter plainte et raconter son histoire… Certaines résidentes vont également éviter certains lieux, éviter de sortir de la structure, voire de leurs chambres pendant un temps. Elles peuvent aller jusqu’à mettre des meubles devant leur porte pour éviter toute intrusion.
Quelles étapes voyez-vous dans la reconstruction ?
Il y a d’abord la sécurité physique. Tant qu’elles sont dans des réseaux, elles ne peuvent ni prendre soin d’elles ni aller bien, d’où le besoin de lieux qui leur assurent une sécurité et qui les tiennent éloignées des réseaux criminels, des réseaux qui les exploitent. Il faut ensuite qu’elles se sentent en confiance, et qu’elles aient accès aux soins somatiques : traiter les MST, les problèmes dentaires, dermatologiques, gynécologiques… C’est une des autres priorités.
Après cela, il est important d’évaluer l’état psychologique des femmes, de mettre en place un suivi psychologique en interne ou de proposer une orientation vers un psychiatre si nécessaire. Le traitement prescrit par un psychiatre peut permettre de calmer certains troubles. Il faut aussi savoir que pour certaines femmes il n’y a pas de « culture psy », elles n’ont jamais rencontré de psychologues dans le passé et elles ont l’idée que le psychologue c’est pour les fous. Il est donc important de travailler cette représentation et faire de la psychoéducation autour des traumatismes en leur expliquant que leurs réactions sont normales dans des situations de violences pas normales.
Un travail dans la durée se fait tout d’abord pour les aider à trouver une certaine stabilisation émotionnelle et qu’elles puissent prendre conscience du fait d’avoir été victimes. Généralement, qu’elles soient étrangères ou françaises, elles ressentent une forte culpabilité par rapport à ce qu’elles ont fait ou accepté de faire comme venir en France, suivre le proxénète. Cela fait d’ailleurs partie de la stratégie des agresseurs d’inverser la culpabilité pour qu’elles se sentent responsables, dépendantes. Notre travail, avec les travailleurs sociaux et les juristes, est de déconstruire les représentations qu’elles peuvent avoir et leur expliquer l’intentionnalité des réseaux à leur égard.
Qu’est-ce que le principe de la dissociation ?
Il y a différentes formes de dissociation (voir encadré), ce qui est important à comprendre est qu’il s’agit d’un mécanisme inconscient de protection qui se met en place pour ne pas sentir l’insupportable. C’est une réaction neurobiologique, comme si le cerveau disjonctait pour ne pas sentir la douleur. La dissociation fait donc office de « protection », de défense au moment où la violence est subie, mais cela engendre des perturbations qui surviennent plus tard ; on peine à se remémorer ce qu’il s’est passé. Certaines personnes traumatisées vont avoir du mal à saisir les repères temporels : dans ce qu’il reste du souvenir, elles ne vont plus savoir ce qui s’est passé avant ou après. L’événement traumatique n’est donc pas intégré, pas digéré. Il peut être réactivé par la suite par des déclencheurs qui donnent l’impression à la personne de revivre son traumatisme (peur, impression de panique…) : par exemple la rencontre d’une personne qui fait penser à l’agresseur, un bruit particulier qui rappelle la situation, un lieu…
Les psychotraumatismes ont un impact sur la santé physique et psychologique des victimes et ils peuvent également perturber la prise en charge sociale et certaines démarches administratives (mal-être, difficultés cognitives, anxiété, dissociation…) comme le fait de porter plainte ou de préparer un récit de demande d’asile. En effet, du fait de la mémoire traumatique, les victimes vont avoir des récits à trous au moment de raconter leur histoire et cela va les desservir. Une prise en charge adaptée est donc indispensable.
Précision :
La dissociation est un phénomène psychologique qui survient lors d’un traumatisme et qui déconnecte la personne de l’instant présent (environnement, émotions, perceptions sensorielles…). Il s’agit d’un mécanisme de survie lorsque le stress provoqué par un événement est extrême au point où il met en danger la vie de l’organisme. La dissociation peut durer quelques minutes ou quelques heures et a des conséquences graves d’un point de vue psychique pour l’individu qui la subit surtout si elle se chronicise. Elle peut engendrer l’apparition de troubles de la personnalité, de troubles autistiques, de déficiences mentales…
Êtes-vous confrontées aux addictions, notamment à la drogue ?
C’est récent, oui. Notamment avec l’augmentation du nombre de jeunes françaises qui se prostituent pour des réseaux, on est de plus en plus confrontées à cette question qui ajoute une difficulté supplémentaire. Il n’y a plus seulement le lot de violences et d’emprises psychologiques, il y a en plus la question de l’addiction, de la dépendance, qui multiplie les prises de risques, les passages à l’acte. Cela vient mettre à mal notre protection et la sortie de la prostitution pour certaines femmes. Des proxénètes deviennent aussi dealers, ils fournissent aux victimes à la fois les clients et les drogues.
Les drogues viennent répondre, pour les proxénètes, à un besoin de désinhiber les jeunes femmes ou de les aider à supporter les douleurs physiques mais elles peuvent aussi répondre, pour les femmes traumatisées au besoin de calmer les angoisses en recherchant une forme d’anesthésie. Et les femmes ont vite tendance à entrer des consommations multiples, notamment du cannabis, de la cocaïne, de l’ecstasy, des ballons 1, des médicaments… On développe donc des partenariats sur ces sujets pour que l’équipe se forme, c’est l’un de nos nouveaux enjeux.
Qu’est-ce qui permet à vos résidentes de se reconstruire, de se sentir capables de quitter le foyer sereinement ?
Je suis convaincue que ces femmes ont besoin d’une prise en charge globale. Un accompagnement psychologique ne suffit pas, il leur est indispensable d’avoir une approche multidisciplinaire. Vivre en collectivité avec d’autres femmes, même si c’est compliqué, qu’elles ne les ont pas choisis, qu’elles sont de cultures différentes, de langues différentes… la petite collectivité permet de réhumaniser les relations, reconstruire du lien social, pouvoir faire confiance à une équipe, être accompagnées vers l’autonomie à différents niveaux, être conseillées par la juriste sur leurs droits, avoir accès aux soins… Toutes ces clés aident à accompagner vers l’autonomie, la réinsertion. On ne peut pas faire les uns sans les autres, c’est ça la clé.
« L’autre élément important
c’est la temporalité, ces
femmes ont vécu énormément
de traumatismes : elles ne vont
pas aller mieux en 2-3 mois, ni
même en 6 mois. »
L’autre élément important c’est la temporalité, ces femmes ont vécu énormément de traumatismes : elles ne vont pas aller mieux en 2-3 mois, ni même en 6 mois. Il faut vraiment du temps pour qu’elles se sentent stables sur le plan émotionnel, puis travailler sur le fond, sur les traumatismes et les accompagner vers plus de confiance en elles, de reconstruction identitaire. Le temps nécessaire dépend beaucoup de ce qu’elles ont vécu avant la traite, des maltraitances, des négligences, des abus… La base est fragilisée, mais certaines ont parfois eu des personnes « ressources » ou une foi qui les portent, d’autres non. Les professionnels deviennent des tuteurs de résilience.
Entretien réalisé par Amaury Perrachon
1 On surnomme « ballon » le protoxyde d’azote (ou « gaz hilarant ») contenu dans des cartouches de gonflage de ballons, de bouteilles de chantilly ou d’aérosols, dont la consommation abusive augmente depuis quelques années et déclenche chez les consommateurs réguliers des troubles neurologiques, de l’anxiété, des brûlures, etc.
Céline Huard
Psychologue clinicienne depuis plus de 20 ans dans des associations de prise en charge de victimes, elle travaille depuis 2007 au Foyer AFJ, structure de mise à I’abri et d’accompagnement pour les femmes victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle au sein d’une équipe pluridisciplinaire, elle est par ailleurs formée à la thérapie EMDR, thérapie recommandée par l’OMS pour le traitement des traumatismes.