Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en avril-juillet 2024
Par l’expression « tomber par terre, le nez dans le ruisseau » – qui bien sûr est celle de Gavroche dans Les Misérables1 – j’entends ce que d’aucuns ont nommé la revanche de Gaïa, laquelle punirait aujourd’hui l’Homme des divers outrages qu’il lui a faits, pour s’être voulu par fol orgueil son maître et possesseur et partant l’avoir réduite au triste statut de chose taillable et corvéable à merci. Car en vérité il me semble bien injuste de faire de Descartes le grand responsable des maux qui nous accablent ou nous accableront (réchauffement climatique, prodigieux feux de forêt, inondations pas moins prodigieuses, chute vertigineuse de la « biodiversité » et autres joyeusetés).
Car il faut citer et le faire exactement :
« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maître et possesseurs de la nature.2 »
Ce « comme », que je me suis permis de souligner, est capital, dans lequel je vois une façon pour Descartes de garder certaine fidélité et au christianisme, et à l’aristotélisme. En vérité pour le chrétien Descartes, seul Dieu est maître et possesseur de la nature. L’Homme n’en est que le gérant, l’intendant si l’on veut, et doit s’attendre à ce qu’un jour le Créateur vienne lui demander comptes sur ladite gestion. Et je veux également voir dans ce « comme » une façon d’allégeance à cette sagesse des limites qu’on enseignait dans les « écoles » (c’est-à-dire les lieux où s’enseignait la scolastique, pour le dire vite une hybridation du christianisme et de l’aristotélisme), une manière de souscription à l’interdit antique de l’hybris, de la démesure.
Non il ne me semblerait pas juste que ce génie fût désigné comme le grand responsable et le grand coupable des viols faits à la nature. Et d’ailleurs n’écrit-il pas dans une de ses lettres que « nous n’avons, sur les choses inanimées, les plantes et les animaux aucun droit formellement établi, seulement des droits limités à nos vrais besoins », ajoutant que « pour le reste, notre devoir envers le créateur est de conserver au monde sa beauté et de travailler à l’accroître » ?
Portrait de l’Homme en jardinier
Et rendu par Descartes comme maître et possesseur de la nature à seule fin de lui conserver sa beauté, quel meilleur modèle l’être humain pourrait-il prendre, que celui du jardinier ? C’est-à-dire d’un être qui sans renoncer à sa centralité dans la nature ne concevrait en rien ladite centralité comme l’occasion d’une domination mais au contraire comme celle d’une responsabilité ? En ce qu’il doit à la nature autant qu’à la culture, en tant que fragment de nature façonné par la culture, le jardin se situe dans le lieu d’une charmante hésitation entre le sauvage et l’urbain. Sa situation est à jamais intermédiaire, puisqu’il est entre la maison (où vivent les urbains) et la forêt (où vivent les sauvages). La première est close, la seconde ne l’est pas. Le jardin l’est à-demi, puisqu’il est ouvert au ciel (ce que n’est point la maison), mais pas à tout visiteur (en ceci distinct de la forêt). Les murets, les grillages ou les haies qui l’enclosent ne sauraient sans le dénaturer être des murs infranchissables, ce que savent les belettes et les petits lapins – pour ne rien dire des oiseaux ! Le muret n’est pas le mur. L’interdit qu’il adresse à qui voudrait le franchir relève plus du conseil que de l’intimation, plus du souhait que de l’ordre impérieux.
Aussi est-il lieu d’une propriété toute relative – je veux dire par là que son propriétaire sait n’en être pas le monarque absolu, le souverain maître de céans.
De sorte qu’il offre au jardinier à la fois la joie, à la fois l’inquiétude d’une maîtrise dont il sait les limites. D’une maîtrise car nul autre que son maître et possesseur ne décide d’y planter choux ou carottes, roses ou bruyère – encore que le vent y fasse souvent venir des plantes erratiques, pour son bonheur ou pour son dépit ; mais d’une maîtrise très limitée puisqu’il sait que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, et qu’il ne sert de rien de tirer sur la tige pour qu’elle pousse plus vite. Le jardinier est condamné à la joie inquiète de l’attente, de l’attente de ce que ça donnera. La croissance comme la décroissance échappent presque totalement à sa volonté, ce qui fomente en lui autant d’inquiétudes que de joies. Rides d’inquiétude qu’ont dessinées sur son front la peur du gel ou de la sécheresse ; rides de bonheur qu’a dessinées au coin de ses yeux le constat que le vieux poirier chétif, depuis longtemps assailli par le gui et la mousse, a cependant et vaillamment, encore une fois bien « donné ».
Et voilà bien ce qui me semble beau, dans le regard du jardinier sur la nature : que son regard s’accompagne toujours d’un égard, que sa façon d’en tirer les fruits est pleine de respect, qu’il connaît comme personne le pays dont il est le paysan plutôt que l’exploitant.
Car oui le jardinier connaît la nature, lui qui contrairement à nombre d’écologistes citadins sait distinguer la fleur du poirier de celle du cognassier, le chant de la mésange de celui du chardonneret. Et si plus haut je mettais entre guillemets le mot « biodiversité » c’est parce que les vrais connaisseurs de la nature n’emploient pas les mots de cette novlangue, où il est question de « planète », « d’écocide », « d’écologie sociale », « d’écoféminisme », etc. Leur langue est plus volontiers poétique que politique – car seuls les poètes disent la beauté de la nature avec exactitude, comme Jaccottet peignant le rouge-gorge en « minuscule piéton », « à peine une braise qui sautillerait, ou un petit porte-drapeau, messager sans vrai message, ne pesant presque rien, même dans une main d’enfant ».
Voilà donc la proposition du présent papier : que l’écologisme reste un humanisme. Que pour cela la centralité de l’Homme ne soit pas niée, mais qu’elle soit celle d’un être responsable plutôt que dominateur, non pas maître et possesseur de la nature mais comme maître et possesseur d’elle et l’étant pour protéger sa beauté. En somme un jardinier, qui parce qu’il est à la fois poète et paysan comme dit Franz von Suppé dans son opérette, ne tombera pas par terre, le nez dans le ruisseau…
1 Je ne résiste pas au plaisir de la citation et à celui de l’émotion :
« Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup.
C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant.
Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :
Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à …
Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler. »
2 Descartes, René. Discours de la méthode, 1637
Éric Fiat
Philosophe, professeur des universités (Paris XII – Gustave Eiffel).