Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en février 2025
À quatre dans le lit…
Que notre prude lecteur se rassure : nous n’allons pas ici faire l’éloge du sexe en groupe, pour lequel le goût nous manque absolument… Non. Ce que nous voulons exprimer par-là, c’est notre conviction qu’il est beau qu’à l’origine de l’union de deux corps il y ait l’amour, qu’en somme chacun des deux êtres se rendant dans l’alcôve y aille avec tout son être, qu’il y apporte non seulement son corps désirant, mais aussi son âme aimante.
Ce qui ferait, en effet, que quatre seraient dans le lit.
Alors, comme le dit bellement François Cheng, le « corps à corps [s’enrichirait] d’un “âme à âme” »1 ; alors pendant que s’uniraient les corps-âmes, s’uniraient également éros et agapè. Mais il faut bien s’y résoudre : ce ne sont pas seulement les êtres que lie un amour réciproque qui « font l’amour » – et pas même seulement ceux que lie un désir réciproque.
Avouons qu’il nous est difficile de comprendre qu’il puisse y avoir grand plaisir, là où manque cette heureuse réciprocité : n’est-il pas merveilleux que l’autre me donne, à la fois son corps, à la fois le désir qu’il a du mien ? Pourtant nous devons de nouveau nous résoudre à cette autre vérité, qu’il peut y avoir plaisir même là où manque la réciprocité du désir. Car il est possible de trouver plaisir dans les bras d’un être qui ne nous désire pas, et peut-être même dans ceux d’un être que nous ne désirons pas !
Comment ces choses sont-elles possibles ?
À la recherche de ce qui rend possible la prostitution…
De ces choses, une première raison est sans doute qu’à l’origine du désir sexuel se trouvent des pulsions, que l’être humain subit plutôt qu’il ne les agit. Il nous est certes essentiel de noter : premièrement, que la réduction du désir à la pulsion est très illégitime, qui nous semble, comme toute réduction, le fait de ceux qui se donnent le plaisir malin de ramener le supérieur à l’inférieur ; et deuxièmement, qu’il faut nettement distinguer entre la pulsion (qui ne supporte pas l’attente) et le désir (qui au contraire la supporte et même souvent s’en enchante : n’est-ce pas l’attente, le respect du temps de l’autre, qui donne tout son piment à l’érotisme ?). Mais ces deux notes ne font rien à l’affaire : se comportant en sujet pulsionnel plutôt qu’en sujet désirant un être peut, en effet, trouver plaisir dans les bras d’un être qui ne le désire pas. Le corps de l’autre sera alors objectivé, réduit au statut de moyen au service du plaisir personnel : le plaisir que l’image d’un corps nu donnait à l’onaniste 2, ce sera la réalité d’un corps nu qui le donnera à l’avide de jouir, qui ne se souciera que de son plaisir et pas de celui de l’autre. Ce qui est bien triste, car Casanova avait remarqué que donner du plaisir est grande, et belle chose : « Mon plaisir fut toujours composé aux 4/5ème de celui que je donnais » ! Mais qui existe, en effet.
Une seconde raison des choses susdites, est que lorsque manque ou défaille le désir pour le corps présentement étreint, peut remédier à cette défaillance le désir pour d’autres corps, imaginés cette fois. Il serait mensonger d’affirmer que là est la seule cause, que lors de l’acte sexuel les yeux souvent se ferment. Mais… Car oui, les humains sont êtres de fantasmes autant que de pulsions ! Et voilà pourquoi, lorsqu’ils sont plus déterminés par celles-ci et par ceux-là que portés par leur désir et leur amour, ils peuvent aller au lit « sans se croire toujours tenus d’apporter [leur] coeur »3…
Ces faits, qu’on les regrette ou qu’on ne les regrette pas, sont des faits. Lesquels sans doute ne légitiment pas l’existence de la prostitution. Mais sans doute l’expliquent. C’est ainsi que dans le film terrible et en quelque chose terriblement beau de Bunuel nommé Belle de jour, comme dans le livre qui mérite les mêmes épithètes de Nelly Arcan nommé tout simplement Putain, sont décrites les rencontres entre une femme qui se prostitue moins pour avoir de l’argent que pour vivre des expériences, et ses clients. Et N. Arcan d’avouer ce qu’elle éprouve avec ces hommes qu’elle déteste autant qu’elle se déteste elle-même, à savoir des expériences de dissociation d’avec soi-même :
« Et je ne saurais dire ce qu’ils voient lorsqu’ils me voient, ces hommes, je le cherche dans le miroir sans le trouver, et ce qu’ils voient n’est pas moi, ce ne peut être qu’une autre, une vague forme changeante, des bouts de femme : des seins, des courbes, une fente, un talent pour baisser les yeux… »
Et ces « bouts de femme » de rencontrer des « bouts d’homme, des bouts de queue qui s’émeuvent pour je ne sais quoi car ça n’est pas de moi. »
Quand bien même Belle de jour et Putain autant que leurs clients arriveraient, à force de dissociations, de simulations, non pas à faire l’amour mais à « avoir du sexe » 4, qu’on ne doute guère qu’après s’être dit au revoir ou adieu, ils ne donnent raison à l’adage bien connu selon lequel post coïtum homo animal triste.
Car un être humain s’abîme d’ainsi se dissocier, comme d’ainsi objectiver, instrumentaliser l’autre.
… et de ce qui la rend réelle
Il faut cependant remarquer que la prostitution a moins souvent pour origine le goût de la transgression, qu’une terrible misère économique : filles venues de Roumanie, d’Afrique ou de Chine, victimes des proxénètes et vite obligées de se droguer pour supporter d’être ainsi réduites au statut de moyens, puis embarquées dans un cercle vicieux qui les conduit à se prostituer pour pouvoir encore se droguer.
Que le proxénétisme soit une horreur et qu’il faille le combattre, l’interdire comme forme moderne de l’esclavage est une évidence. Mais faut-il aller au-delà de la loi actuelle, qui si elle interdit le proxénétisme n’interdit pas la prostitution ?
Des voix s’élèvent en ce sens, dont l’inspiration est noble : lutter contre la marchandisation des corps, contre l’exploitation des femmes et le profit tiré de la misère économique, contre certaine domination masculine…
Pourtant la prohibition ne nous semble pas bienvenue : a-t-on oublié les effets pervers qu’eut celle de l’alcool aux USA dans les années vingt, qui bien loin de donner naissance au monde vertueux, sain et moral désiré, engendra la corruption et la criminalité ? Interdite, la prostitution ne disparaîtrait cependant pas, mais ayant lieu dans des camionnettes dans des forêts reculées s’accomplirait loin de toute possibilité de soin et de contrôle. Aussi notre préférence va-t-elle à sa régulation forte, plutôt qu’à son abolition ou sa prohibition.
Propositions fragiles
Vouloir faire disparaître « le plus vieux métier du monde » participe de ces belles utopies dont la générosité se transmue souvent en dureté, animées du désir de changer l’être humain comme tel, chose toujours redoutable comme nous ont appris les dystopies d’Orwell ou Huxley. Que l’alcool5 et la drogue ne soient pas bons remèdes à l’angoisse, ni la prostitution à la frustration d’une part, à la misère de l’autre est évident. Mais l’angoisse, la frustration et la misère font, malheureusement mais réellement, partie de la condition des hommes. À la tentation utopique, opposer toujours le souci politique, expression pléonastique car qu’est-ce que la politique, sinon comme le dit Arendt une façon de « sich sorgen für der Welt », c’est-à-dire de prendre soin et de se soucier du monde ? Tâche infinie, qui une fois reconnu que déterminés par leurs pulsions et fantasmes, confrontés à leur solitude et à leur misère les êtres humains, oui, peuvent malheureusement s’unir sans aimer, se donner pour quelques sous, consistera à leur faire comprendre que certaines situations, que certaines conduites sont indignes de leur dignité. Formule par laquelle nous voulons dire qu’aucun être humain ne perd sa dignité, même s’il peut en perdre le sentiment. Brassens n’a-t-il pas dit dans La complainte des filles de joie, la dignité de celles que les 3 capitaines auraient appelées vilaines ? Le Christ n’a-t-il pas vu la dignité de celle qui s’agenouille à ses pieds, mouille ses pieds de ses larmes, les essuie de ses cheveux, les embrasse et répand sur eux du parfum ?
Leur dire leur dignité, en même temps que l’indignité de leur condition : beau programme en vérité, n’est-il pas ?
1 François Cheng, Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, Paris, Albin Michel, 2013, p.65.
2 Onaniste : celui qui pratique la masturbation.
3 Cf. Brassens, Les amours d’antan.
4 La distinction que fait la langue anglaise entre « to make love » et « to have sex » est ici plus que pertinente.
5 Cet ami qui vous veut du mal, cet ennemi qui vous veut du bien.
Éric Fiat
Philosophe, professeur des universités (Paris XII, Gustave Eiffel).