La seconde main : un marché vertueux… en apparence

par | 4 Juil 2024 | Autres

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en avril-juillet 2024

Auteur de deux livres dont La nouvelle jeunesse de l’occasion qu’il publie en 2021, Joan Le Goff s’intéresse au phénomène des marchés d’occasion et au nouvel engouement pour l’ancien et la seconde main. Il étudie dans cet article l’idée reçue selon laquelle ce marché serait un pur bienfait écologique et social.

Vêtements, meubles, disques, vaisselle, jouets… La liste des produits d’occasion proposés à la vente ressemble aujourd’hui à un inventaire à la Prévert, où le plus commun côtoie le plus inattendu. Car – et c’est un constat qui se vérifie chaque jour – tout se vend, tout s’achète. Comment et où ces articles de seconde main s’échangent-ils ? Il faut distinguer deux ensembles : les transactions entre particuliers (sur les vide-greniers ou des sites tels que Leboncoin ou Vinted) et le commerce professionnel, dans les brocantes, mais aussi via le tissu associatif (Emmaüs, notamment) ou dans des magasins traditionnels (spécialisés dans l’occasion ou qui l’intègrent à leur offre, comme de nombreux distributeurs désormais, d’Auchan à Ikea).

Son essor continu depuis 20 ans permet à ce marché de représenter 8 milliards d’euros en France. Pourquoi un tel succès ? Les causes sont variées et cumulatives. Les générations actuelles ont un rapport aux objets différent de leurs prédécesseurs : longtemps cantonnée aux miséreux ou aux marginaux, l’occasion n’est plus connotée de façon péjorative. En outre, les modes de consommation ont aussi évolué et, plutôt que la propriété, privilégient de plus en plus l’usage temporaire et le partage. Acheter un produit à un tiers, revendre ses affaires, n’est plus dévalorisant. Par ailleurs, ces modifications comportementales peuvent s’exprimer grâce aux smartphones et au haut débit, décisifs pour échanger en ligne, flâner, chiner, sans interruption et pour le plus grand profit des plateformes fondées sur le couple simplicité/proximité, qui ont démocratisé la seconde main. Enfin, ce type d’achat répond à plusieurs motivations : gagner un peu d’argent (ou ne pas trop en dépenser), agir de façon plus responsable socialement et écologiquement – offrir une nouvelle vie à un produit, c’est renoncer au neuf et, par ricochet, moins polluer.

Ce n’est malheureusement pas si simple. Ces aspects bénéfiques ont des contreparties négatives, peu visibles et pourtant bien réelles. Tout d’abord, les personnes les plus actives sur le marché de l’occasion ne sont pas celles qui sont dans le besoin ou qui y auraient recours par nécessité. En outre, si les gains demeurent modestes – on ne devient pas riche en vendant des jeans usés ou des livres jaunis – ils contribuent à sortir certains produits des circuits de la solidarité. Ainsi, les acteurs associatifs constatent que, si le volume des dons est stable, la qualité des articles reçus a fortement décru : ils arrivent en fin de course, usés jusqu’à la corde.

Deuxième effet pervers de ce marché : sa simplicité d’usage et ses tarifs accessibles facilitent des achats plus nombreux, soit de produits d’occasion (c’est moins cher, donc on consomme plus), soit de produits neufs dont l’acheteur se dit qu’il pourra les revendre. Les sites de seconde main sont remplis de produits récents, peu portés et déjà en vente. L’occasion n’échappe pas à la fast-fashion, avec son cortège de méfaits écologiques – peut-être l’accélère-t-elle !

Enfin, en termes logistiques, la vertu est là aussi modérée sachant que ce commerce génère des flux considérables de micro-livraisons qui présentent le double inconvénient d’être à la fois très polluantes et peu exemplaires en termes sociaux. Les paquets sont transportés à domicile par un prolétariat de la logistique, avec des procédés particulièrement nocifs (trajets courts, véhicules sous-utilisés, etc.). Chacun ne perçoit que son petit colis, qui semble bien inoffensif. Sauf qu’additionnés, ils sont 1,7 milliard par an en France… Il en est de même de l’hébergement des millions d’annonces et du scrolling, pratiques à la pollution lointaine, donc souvent ignorée, ou des déchets ultimes, qui ne diminuent pas et sont envoyés dans des pays loin des yeux de l’Occident.

Le marché de la seconde main présente des qualités incontestables. Pour autant, derrière l’apparence de l’écologie (puisqu’on recycle) et de l’éthique (puisqu’on rend service), les travers sont concrets : surconsommation, pollutions multiples, monétisation de chaque chose. Les solutions responsables et les moins néfastes pour l’environnement résident sans doute dans la sobriété (moins consommer), la réparation des produits (le réemploi) et, finalement, le don de proximité.

Joan Le Goff

Professeur à l’IAE Paris-Est, il conduit ses recherches en management stratégique, logistique et histoire de la pensée managériale au sein de l’IRG. Il a notamment publié Un monde merveilleux et doux. Fragments du management en son emprise ordinaire (Presses universitaires de Provence, 2023) et, avec Faouzi Bensebaa, La nouvelle jeunesse de l’occasion (L’Harmattan, 2021).

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