Le cri des enfants à naître

par | 11 Juil 2024 | Protection de l’enfance et engagement de la jeunesse

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en avril-juillet 2024

Philosophe spécialiste de Simone Weil, Martin Steffens enseigne en classes préparatoires littéraires à Strasbourg. Fort de cette expérience auprès des jeunes, il va à l’encontre de la théorie qui ferait des naissances un facteur de destruction de la planète. Il préfère défendre la promesse universelle et écologique que renferme l’avènement de chaque nouvel enfant.

« … and there was a clamour of the children unborn. »

Jack London, The Game.

Quand on pense que venir au monde c’est accélérer sa destruction, on cède à deux illusions. Je nommerais la première « bourgeoise ». Sans même s’en rendre compte, on imagine les nouveau-nés bardés des gadgets dont l’abondance et l’obsolescence sont responsables de l’extraction massive et du dérèglement climatique qui s’ensuit. Or l’enfant naît nu. C’est nous qui l’habillons. C’est nous qui lui donnons des jouets jetables et en plastique. C’est notre école qui se montre incapable de s’inventer sans mettre les enfants devant des écrans. Nous ? Disons plutôt : nous, les plus riches. La mère d’un pays émergent ou celle des années 50 n’accouche ni d’un Américain consommant de la viande trois fois par jour, ni du militant hyperconnecté qui s’en indigne.

Certes, comme l’a montré Andreas Malm, le terme « anthropocène » nous incline à penser que le mal, c’est l’Homme en général. Mais nous ne pouvons résumer l’humanité à la décision prise, il y a deux siècles à Westminster, de « couvrir les fleuves indiens de bateaux à vapeur1 ». Si la portée d’une telle décision est universelle (elle signe le début de l’extraction massive), son origine est circonscrite. Il serait donc plus juste de parler de « capitalocène ». Et de laisser les enfants tranquilles.

L’autre illusion est plus profonde. Elle demande un effort d’attention. Elle consiste à prendre la condition de possibilité pour un obstacle. Pour nous la représenter, considérons par exemple le silence. Le silence nous apparaît comme le contraire du son. Imposer le silence, n’est-ce pas faire taire toutes les voix ? Or le silence est, plus fondamentalement, la condition du son. Quiconque parle, certes, brise le silence. Mais toutes paroles, comme toutes musiques requièrent, pour être entendues, le calme alentour et l’écoute silencieuse.

L’enfant est la condition de possibilité de l’habitation écologique du monde

De même, on peut croire qu’en ayant un enfant, on brise l’avenir. C’est tout l’inverse. L’enfant est la condition de possibilité de l’habitation écologique du monde. Si nous considérions le monde comme lieu d’accueil des enfants, nos orgies consommatrices nous accuseraient davantage. Dans cet ordre d’idées, Hannah Arendt a montré que la natalité oblige les humains à rendre le monde présentable : accueillir un enfant, c’est assumer la responsabilité de lui dire « voici notre monde »2. Son ami Hans Jonas, l’auteur du premier grand essai écologique d’envergure, substituait au commandement de nos anciennes morales, qui n’ont de sens que dans les rapports de personne à personne, un commandement aux dimensions mondiales, de notre catastrophe : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.3 »

Être écologiste, c’est se savoir redevable quant à l’avenir. Mais qu’est-ce que l’avenir, sinon ce qui s’ouvre quand un enfant naît – tant que des enfants naissent ?

Dans Children of Men4, le réalisateur mexicain Alfonso Cuarón filme un monde sans naissance. La joie du bien-être écologique n’y règne pas – mais la guerre, le cynisme, l’absence d’espérance. De même que le silence n’est pas à combler à tout prix par des bavardages puisqu’il est, non l’obstacle, mais la condition de la parole – de même, sans enfants, ni petits-enfants, on remplira notre vide par un surcroît d’informations, de gadgets et de nouveautés, toutes plus bavardes et pollueuses les unes que les autres. Et de fait, les pays frappés de dénatalité sont aussi les mieux équipés techniquement et les plus pollueurs.

Demain exige sans doute un changement de paradigme. L’enfant qui naît apporte avec lui la joie sans laquelle aucun de ces grands défis ne peut être relevé.

1 Malm, A., L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La fabrique, 2017, p.30. 2 Arendt, Hannah, La Crise de la culture, « La crise de l’éducation », trad. Chantal Vezin, Paris, Folio Essais n°113, 1989, p.243. 3 Jonas, Hans, Principe Responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Paris, Champs Flammarion, 2013, p.40. 4 Cuarón, A., Children of Men, 2006.

Martin Steffens

Martin Steffens est marié, père de quatre enfants. Il enseigne la philosophie en khâgne à Strasbourg et est l’auteur d’une douzaine d’essais dont le dernier en date, publié aux éditions Salvator, s’intitule Dieu après la peur.

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