Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Le soin, s’il est vécu de manière extrêmement différente par un soignant, un soigné ou un aidant, a cela de particulier que tout en marquant la différence entre ces acteurs, il crée l’occasion d’une rencontre. C’est cette altérité à laquelle confronte le soin que souligne le docteur Bertrand Galichon dans ce texte. Le soin est alors une école pour vivre le temps ensemble, en communauté.
Temps et soin sont intimement liés. Nous consacrons l’essentiel de nos journées au soin qu’il soit préventif, curatif, care ou cure. Il intéresse nos propres personnes, notre entourage ou notre environnement. L’Homme de tout temps a soigné. Mais la question très actuelle, dans une société cernée par l’évaluation et ses indicateurs, est : prenons-nous le temps nécessaire ? Ou lui consacrons-nous ce qu’il faut ? Le temps octroyé au soignant ne rentre-t-il pas en conflit avec les exigences d’un soin ajusté ? Le soin est de plus en plus évalué pour être financièrement valorisé, perdant chaque jour un peu plus de sa gratuité. Dans un souci de précaution, ne sommes-nous pas aussi sous le dictat du critère d’évaluation visant à répondre à une norme juridique limitant toute éthique de la transgression ? Quelle peut être la valeur d’un temps normé pour un soin ajusté ? En d’autres termes, la norme ne risque-t-elle pas de contraindre le temps consacré au soin réduit à sa plus stricte acceptation technique égale pour tous ?
Ces deux notions de temps et de soin ne sont pas univoques. Elles sont polysémiques. Quelle réalité est affichée avec le mot « temps » : une époque, une météo ou celui qui s’écoule ? Et ce dernier est-il le chronos linéaire ou circulaire ? Notre société moderne, industrielle n’en retient que le chronos linéaire que l’on voit toujours filer inexorablement et sans retour. L’horloge le limite à un chiffre. Ce temps linéaire, sec, inhabité et sans retour est en crise. Prenant moins en compte le passé, et ses leçons, nous ajustons mal notre regard sur le futur. Ne le limitons-nous pas à un immédiat ? Le temps circulaire est quant à lui hors-jeu. Le chronos mesurable, quantifiable, objectif, dépourvu de toute subjectivité, devient l’outil d’évaluation par excellence. Pour mettre en lien le temps avec le soin, nous devons plus nous attacher à la temporalité introduisant le vécu obligatoirement distinct du soigné comme du soignant, son institution ou de la communauté.
Les Anglo-Saxons considèrent le care, ou prendre soin, d’une part et le cure, le soin dans sa dimension technique, d’autre part. En français, nous parlons du soin dans son unité, nous intimant ainsi de considérer en « même temps » le geste, l’attention portée et son accompagnement. Mais le soin n’est-il pas aujourd’hui avant tout scientifique, technique ? Ainsi, nos temps modernes nous invitent à considérer le cure, geste technique évaluable entre autres à l’aune du temps chiffré de l’horloge et donc valorisable. Les techniques modernes, instrumentalisées, informatisées peuvent aussi s’abstenir de toute altérité ; leur temps d’exécution est mesuré. À côté de lui, le care peut à l’inverse plus facilement échapper à cette norme pour une dimension qualitative d’une humanité inscrite dans une temporalité plus élastique.
L’orage, les bourrasques de la maladie nous obligent à une mise à l’abri, à un repli. Le malade est ainsi enfermé, cerné par sa maladie, il peut être même sidéré sous une avalanche, une pluie de questions, d’angoisses sans hiérarchie et sans réponses. Hors sol allongé sur son brancard ou son lit, son temps est suspendu comme son regard rivé au plafond qui le surplombe. Autour de lui, le temps coule, file avec une entropie dont il ne perçoit plus le sens. Il ne partage plus la temporalité de son entourage. Son espace se restreint et son temps s’en trouve proportionnellement dilaté car non maitrisable. La souffrance envahissante fait perdre le fil du temps. L’horloge se dilate, ralentit. Le futur incertain est fragilisé. L’avenir est obscurci.
Le soin est une variation sur le thème de l’altérité. Il est prétexte à la rencontre dissymétrique de deux temporalités différentes, celle du malade sidérée, blessée, dilatée et celle inscrite dans le chronos, maitrisée, rythmée des soignants. Le soin est aussi la rencontre d’un savoir technique scientifiquement assuré et d’une connaissance incarnée incertaine de la maladie. Savoir et connaissance ne s’inscrivent pas dans la même temporalité. Le médecin sait. Le malade ne sait pas, il fait progressivement connaissance de sa maladie. Le soin est ainsi la rencontre de deux partitions bien différentes qui doivent se jouer à terme avec le même tempo. Le soin juste est à hauteur de partitions, jouées à hauteur d’hommes.
Le silence du soignant autorise à la parole du soigné de prendre toute sa place. Faire silence ne se limite pas pour le soignant au simple fait de se taire. Cette disponibilité exige de mettre son entropie, ses a priori de côté. Il faut refermer la porte. Aujourd’hui émerge la notion de « médecine narrative ». Son apport est de donner au malade le temps de raconter sa maladie, ses émotions, l’écoulement de ces minutes nocturnes et solitaires. Racontant la connaissance qu’il fait de sa maladie, il hiérarchise ses interrogations, ses symptômes. Par ce récit ne commence-t-il pas à prendre soin de lui en commençant à inscrire sa maladie dans une temporalité. Condition première pour inscrire l’incident « maladie » dans sa biographie pour un jour devenir patient retrouvant toute sa place, sa responsabilité, sa liberté au sein de sa communauté de bien. Le silence du soignant permet à ce dernier de faire connaissance du malade, de l’apprivoiser. Cela demande du temps comme nous le rappelle le renard de Saint Exupéry.
Le temps du soin doit se conjuguer, s’accorder avec d’autres temporalités, en particulier celles de l’organisation du système de santé, celles de l’hôpital ou celles de l’entourage du malade.
Avec l’émergence des maladies chroniques, le retour à un état de santé antérieur ad integrum n’est plus aujourd’hui l’aboutissement univoque du soin. Le soin vise à faire du malade un patient en accompagnant les réponses à donner à deux « pourquoi » : pourquoi moi et pour quoi faire. Inscrire sa maladie dans sa biographie ne se fait pas en cinq minutes. La quête de sens avec ses aléas, ses allers-retours, s’inscrit au-delà du temps du soin technique lui-même, du cure. Le soin accompli vise à réinscrire le patient dans la temporalité de sa communauté, à réassurer sa liberté, sa responsabilité vers un bien commun pour une communauté de bien, à lui redonner un avenir.
Bertrand Galichon
Après avoir été praticien hospitalier aux urgences de Lariboisière (Paris X), il est aujourd’hui médecin en Permanence d’Accès aux Soins de Santé (PASS) et auprès du Samu Social. Il a été très investi dans le comité de suivi du séminaire de UP for Humanness sur l’amélioration des parcours de soins. Le docteur Galichon a publié fin 2019 L’esprit du soin, aux éditions Bayard.