Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en octobre 2025
Alors qu’elle observe de près l’usage qui est fait du numérique en entreprise, Anca Boboc pointe les embûches que peut semer le télétravail au sein d’une équipe. Elle rappelle les conséquences certaines de cette nouvelle pratique en vogue sur les relations entre les collaborateurs. Progrès ou piège ? La question mérite d’être posée.
La crise sanitaire a accéléré le développement du télétravail en France : le pourcentage des personnes salariées le pratiquant au moins occasionnellement est passé de 9% en 20191 à 26% en 2023. Le profil des « nouveaux télétravailleurs » a, lui aussi, légèrement évolué2 : si la surreprésentation des hauts diplômes, des Franciliens, des secteurs de l’information-communication, de la finance, des activités spécialisées, scientifiques et techniques persiste, la population en télétravail est devenue plus jeune, plus féminisée, avec davantage de professions intermédiaires, d’employés qualifiés et avec une moindre prévalence du secteur de l’information-communication, en faveur notamment de l’administration publique.
Ce développement plus « massif » du télétravail a conduit, en contexte professionnel, à une multiplication des interactions à distance au travail et à une diffusion plus marquée des outils collaboratifs. Mais les interactions à distance ne sont pas les mêmes qu’en présentiel. Tout d’abord, le présentiel apporte avec lui un caractère non médié et non réfléchi des échanges. Il laisse davantage de place aux échanges informels. Il permet aussi aux corps de s’exprimer, ce qui, d’une part, améliore l’interconnaissance et l’intersubjectivité (la capacité des personnes à se comprendre) et, d’autre part, il contribue à la construction d’une présence socio-affective, qui renvoie à la cohésion, au respect de l’autre, à l’envie de « faire ensemble ». Or, l’efficacité dépend de la construction et du maintien de la qualité des liens au travail. De nouveaux équilibres présence/distance sont à trouver, individuellement et collectivement, en fonction des contextes, des interlocuteurs, des enjeux de l’activité, ce qui appelle un travail d’organisation supplémentaire dans lequel les managers jouent un rôle important. Ces derniers peuvent sensibiliser à l’importance de la co-présence sur le lieu de travail et mettre celle-ci en discussion régulièrement, en incitant les membres de leurs équipes à se retrouver en présentiel en fonction des sujets qu’ils ont à traiter et des situations auxquelles ils doivent faire face, sans oublier que cette visibilité en entreprise est stratégique (et que, par conséquent, les salariés n’indiquent pas toujours, dans des plannings communs, leurs moments de présence sur site). Ensuite, la qualité des liens en présentiel joue sur la qualité des liens à distance. Il est donc important pour les managers de veiller à la gestion des éventuels conflits lorsque les salariés sont sur site, à la reconnaissance des membres de leurs équipes (ex. le sentiment de l’importance de leur travail peut les inciter à venir davantage sur site), au maintien de la communication et de la cohésion au sein d’une équipe (ex. pour que ceux qui sont à distance n’aient pas l’impression de louper des informations ou opportunités), etc.
A son tour, la distance apporte un temps de latence, variable en fonction de l’outil et de la situation, qui permet de prendre du recul. Mais les outils laissent leur empreinte sur ces interactions à distance. Or, l’efficacité au travail dépend aussi de l’appropriation de ces outils et, plus précisément, de la co-construction des usages collectifs en lien avec l’activité (ex. règles concernant l’archivage des documents dans une communauté ou la visibilité des modifications apportées dans un document par les différents contributeurs), notamment dans le cas des outils collaboratifs, qui ont connu un essor important depuis la crise sanitaire. L’absence de ces règles peut générer des risques de surcharge cognitive, multiplication d’interruptions etc. A nouveau, les managers ont un rôle à jouer, cette fois-ci dans l’orchestration de l’ajustement numérique-travail.
De nouvelles régulations individuelles, collectives et organisationnelles sont donc nécessaires pour éviter l’affaiblissement des liens au travail, l’éclatement des collectifs, la perte de sens au travail ou la baisse d’engagement des salariés.
1 M. Beatriz, L.-A. Erb, « Comment évolue la pratique du télétravail depuis la crise sanitaire ? », DARES Analyses, n°64, novembre 2024
2 E. Reboul, A. Pailhé, « Du télétravail de crise au télétravail installé : quelles répercussions sur le bien-être ? », Connaissance de l’Emploi, n°194, CNAM-CEET, février 2024
Anca Boboc
Sociologue du travail et des organisations, spécialisée sur les usages du numérique en entreprise, dans le département des sciences sociales d’Orange Innovation. Co-autrice du livre « Sociologie du numérique au travail » (Armand Colin, 2021). Membre du Conseil Scientifique de l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT).