Le temps et la santé

par | Sep 5, 2025

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025

Temps employé et temps libre, temps qu’on achète et temps qu’on vend, l’organisation de nos vies a beaucoup évolué. Philippe Cahen en rend compte dans cet article en pointant ce que l’on peut retenir de ces évolutions pour envisager un avenir qui entretient un juste rapport au temps.

Le XXe siècle s’est terminé sur trois révolutions majeures de l’humanité : le savoir, la santé, le temps. Tout d’abord, le savoir. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, la proportion de personnes sachant lire et écrire n’a été aussi élevée. Jamais le niveau de connaissances n’a été aussi poussé. Jamais le savoir n’a été aussi simplement et gratuitement à la portée d’autant de personnes. Le résultat en est un bond de la recherche, de la science, et de ses applications dans tous les domaines, y compris des domaines dont on ne soupçonnait pas l’existence au début du XXe siècle.

Ensuite, la santé. Jamais il n’y a eu une proportion si faible de personnes victimes de famine. Jamais il n’y a eu une durée de vie aussi longue de l’Homme sur Terre, et avec autant de terriens (8 milliards). Même en Afrique de l’Est, l’espérance de vie en bonne santé est actuellement de 58 ans.

Enfin, le temps. L’allongement de la vie a changé l’organisation du travail. Avant, on apprenait en travaillant, mais le XXe siècle a organisé le temps de vie de manière successive : apprendre, travailler, profiter de sa retraite. Le temps de la journée s’est également organisé différemment : un temps de transport (la ville, née de la révolution industrielle s’est métamorphosée avec la révolution des transports, au milieu du siècle), un temps d’achat, un temps de loisirs, en plus du temps de travail.

Les Trente Insouciantes (1990-2020) ont entamé le XXIe siècle dans un virage déstabilisant avec notamment la surconsommation de produits, de loisirs (concept pour l’essentiel créé et développé pendant le XXe siècle) et de carbone, entraînant une explosion de la pollution.

Au quart de ce siècle, quel monde s’annonce pour le temps et la santé ?

Concernant la démographie, à l’exception de l’Afrique subsaharienne, le monde tend vers une diminution par deux du taux de natalité. Il est couramment admis qu’autour de 2045, la population de la Terre devrait commencer à décliner, après avoir atteint un plafond de 10 milliards d’habitants. Les maladies (rares et courantes) étant de mieux en mieux maitrisées, l’espérance de vie devrait continuer à augmenter, mais on ne sait pas pour autant dans quel état de santé seront les populations vieillissantes. Ainsi, la pyramide des âges sera telle que les plus de 65 ans seront de plus en plus nombreux et les moins de 20 ans de moins en moins. Si la France semble pour l’instant épargnée, la probabilité qu’en 2045 le nombre de naissances soit inférieur au nombre de décès est très élevée. Cette prise de conscience individuelle du vieillissement entrainera probablement un choc psychologique : avec quelles ressources financières les personnes âgées pourront-elles vivre ?

Concernant l’organisation de notre temps de vie, on passe en moyenne 11 à 15 % de notre temps à travailler, hors sommeil. Avec l’émergence de nouvelles techniques, de produits et de services, on observe une péremption des compétences qui impose une alternance de temps de travail et d’apprentissage. Pour rester au fait des mutations de notre monde, il est nécessaire d’adopter un modèle hybride : les professeurs devraient alterner successivement des périodes d’enseignement et de travail en entreprise. Depuis peu, l’apprentissage est progressivement réintégré à l’expérience, notamment avec les politiques d’aides publiques pour les apprentis et les alternants.

Les innovations que sont l’intelligence artificielle et bientôt l’informatique quantique impactent forcément l’organisation de notre temps de vie. Pour répondre à ces évolutions techniques et de savoir, le personnel médical est de plus en plus formé et compétent : les métiers d’infirmiers évoluent par exemple vers ceux d’Infirmiers en Pratique Avancée (IPA). Ces derniers endossent presque le rôle de certains médecins de campagne d’il y a quelques décennies. À ces évolutions professionnelles, n’est cependant pas associée une augmentation de salaire, rendant de facto ces métiers de moins en moins attirants, et provoquant une fuite vers l’étranger des talents. Des infirmiers habitant à Metz préfèrent ainsi traverser tous les jours la frontière pour travailler au Luxembourg ou en Allemagne où ils sont bien mieux payés. Par ailleurs, selon Guy Vallancien, chirurgien et professeur émérite, auteur de La médecine sans médecin ? Le numérique au service du malade, la « facilitation technologique ouvre la voie à la média-médecine, nouvelle organisation, plus efficiente, mais surtout plus humaine. Pari insensé d’un surcroît de machines au service de l’homme malade destiné à libérer la relation personnelle entre soignants et soignés » (p.243). Pour lui, le médecin pourra ainsi se recentrer sur ses principales activités que sont l’écoute du malade, son accompagnement et la décision. Il y a en effet une différence fondamentale entre l’intelligence artificielle et le médecin, qui repose sur la capacité de ce dernier à faire preuve de subjectivité et de créativité.

Quelle valeur attribuons-nous au temps qui reste en dehors de notre temps de travail ? Pour la population générale, le temps est à la fois une valeur économique et sociale. Il se monnaie : on l’achète, on le vend. Sa valeur économique se retrouve en particulier dans la délégation d’actions : la garde d’enfants, la surveillance de personnes fragiles, la livraison, l’achat de son billet de transport ou de spectacle par Internet. Sa valeur sociale, quant à elle, se retrouve dans le temps « libre », dans le temps des loisirs, que l’on peut d’ailleurs acheter ou vendre. La santé est elle aussi au cœur des processus de monétisation. La population hypocondriaque de notre système de soin estime sa santé comme un dû : « Je paie » ou « J’ai payé pour ma santé ». Les soins nous apparaissent gratuits grâce à « la carte verte » (la carte Vitale) qui est « le feu vert pour la vie ». En pourcentage, le reste à charge ne cesse de diminuer depuis 80 ans et cette diminution s’accentue ces dernières années. Chaque jour, les médias relaient les progrès de la recherche et les résultats positifs que cette dernière aura sur notre santé. Par ailleurs, notre population, bien que toujours plus connectée, est de plus en plus solitaire : divorce, déménagement, décès, maladie, handicap, ou simplement l’absence d’interactions sociales. Cela accentue la peur de la mauvaise santé, car, être seul, c’est craindre tout problème de santé qui exige une présence humaine, aussi courte soit elle. La solitude touche environ un Français sur quatre, un Américain sur trois. L’aidant est par hypothèse absent chez la personne seule alors que dans le domaine de la santé, le temps est une valeur permanente, exigeante et exigée : 24h sur 24 pour le soin, la garde ou la surveillance. Il résulte une contradiction profonde entre le temps et la santé, entre le temps quotidien, la disponibilité et l’exigence de bonne santé. L’argent ne fait pas tout.

Le temps, la santé… et l’argent

Difficile en effet d’échapper à l’argent. À sa création, la Sécurité Sociale – donc la santé – était financée pour l’essentiel par les cotisations sur salaires. Avec le vieillissement et l’amélioration de la santé qui seront accentués dans les années à venir, le système sera insuffisant et pose dès lors la question du « reste à charge ». Curieuse et déstabilisante question : comment financer la vie, comment financer la fin de vie, comment financer la mort… On retrouve ici la responsabilité sociale, mais également la responsabilité individuelle, dont tout indique qu’elle sera accrue car seul moyen de financer sa santé.

Trois conclusions pour le futur

Il n’est pas évoqué ici le futur de la famille, de la tribu, du groupe, si ce n’est au travers de la solitude croissante mentionnée précédemment. Il n’est pas évoqué ici des solutions politiques comme le coût des progrès de la médecine, comme la débureaucratisation, comme la diminution des effectifs administratifs, comme la tendance à fonctionnariser la santé (rémunération de plus en plus importante des pharmaciens par des honoraires). Il est à peine évoqué ici les formations initiales dans le soin où les compétences attendues augmentent jour après jour, pour tous les métiers.

En nous penchant sur la question du temps long, on peut retenir trois conclusions édifiées sur la base de ce constat : en vivant plus longtemps et avec les progrès de la médecine, nous aurons une fin de vie nécessitant encore plus de soins et de soignants. Tout d’abord, il faudra faire face à la chute de la démographie – 850 000 naissances en 2000 vs 730 000 aujourd’hui – qui entrainera une baisse de création de valeur. Pourrons-nous continuer à surconsommer et polluer comme nous le faisons actuellement ? Il semble évident que nous devrons nous orienter vers un mode de consommation plus « frugal »,comme l’expliquent les chercheurs indiens N. Radjou, J. Prabhu et S. Ahuja dans leur livre L’Innovation, JUGAAD : redevenons ingénieux !

Ensuite, en vivant mieux avec moins, cela favorisera la diminution du temps de loisirs (les transports et les produits seront plus chers) et libèrera du temps pour le bénévolat aidant. Un aidant travaille généralement dans une entreprise et « sacrifie » son temps pour aider ses proches. Certaines entreprises ont mis en place des aides pour les aidants. De la même manière, on pourrait valoriser le travail des aidants dont on aura de plus en plus besoin. On pourrait imaginer des avantages sur le long terme (points de retraite…) qui encouragent chacun à donner de son temps.

Enfin, incontestablement, et quelles qu’en soient les formes, le numérique – aujourd’hui avec l’IA, demain avec l’informatique quantique – libérera du temps en assurant une partie des soins aujourd’hui réalisés par des soignants. Du temps sera ainsi dégagé, pour permettre aux soignants de se concentrer à nouveau sur leur cœur de métier : le lien humain et l’écoute du « patient ».

Le temps, qui est aujourd’hui une valeur rare et donc chère, pourrait devenir demain une valeur de la vie et respectée. Pourrait…

Philippe Cahen

Après avoir travaillé avec de nombreuses entreprises sur leur design donc sur leur compréhension de leurs futurs, il travaille depuis plus de vingt ans sur la mise en perspective de l’avenir. Son originalité est de capter les signaux faibles cachés car le futur est surtout imprévu. Dernier livre : Le chaos de la prospective et comment s’en sortir. Comment les signaux faibles détectent les futurs sans ChatGPT, éditions Kawa, 2023.

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