Les soignants ont-ils encore le temps de prendre soin ?

par | Sep 5, 2025

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025

Étrange question. En effet que pourrait bien faire un soignant sinon soigner ? Marie-José Del Volgo nous explique dans ces quelques lignes cette réalité paradoxale de soignants auxquels on retire ce temps du « prendre soin » qui fait pourtant l’essence de leur métier. Quête de rentabilité et amplification de la place laissée aux technologies sont, quand elles sont décorrélées de la finalité du soin, des entraves à la relation entre le soignant et le patient, paralysant le temps nécessaire au soin.

Prendre soin, prendre du temps pour le soin, c’est le sens même et la finalité de nos métiers, que l’on soit médecin ou infirmière par exemple, et pourtant, il nous faut le reconnaître, aujourd’hui et plus que jamais le soin se trouve « menacé¹». Le projet de formation psychologique des médecins auquel Balint² s’était consacré, entre 1950 et 1970, dans le but de rendre moins difficile et moins empirique la fonction psychothérapeutique du médecin généraliste, avait de son propre aveu échoué³. Il en repérait deux raisons essentielles : la nécessité d’un « changement considérable, quoique limité de la personnalité du médecin » et plus important encore, le manque de temps en consultation. Il en concluait⁴, peu avant sa mort, que la fonction psychothérapeutique du médecin, exigeant dans sa pratique des consultations longues, ne verrait le jour qu’en « Utopie ».

Plus encore aujourd’hui tout conduit dans les métiers du soin à réduire ce temps auprès du malade, à son chevet, au lit du malade selon l’étymologie du mot « clinique ». Faute de ce temps accordé dans la rencontre, de ce temps relationnel, de cette temporalité psychique, c’est la vulnérabilité du patient, du consultant, des proches, des usagers du système de santé, qui se trouve ignorée, déniée. Ce type de maltraitance est devenue courante du fait de la manière de plus en plus productiviste et quantitativiste de « soigner ». La tarification à l’activité, T2A selon son acronyme, dans les établissements de santé symbolise parfaitement les métamorphoses de la finalité attendue du travail des soignants et l’idéologie qui la sous-tend, celle de la rentabilité et de l’efficacité. La rationalité logistique tend à prendre la place de la pensée clinique : à la question des choix des actes à réaliser se substitue la conformité aux règles des bonnes pratiques, le « travail prescrit » se substituant au « travail réel ». De tels objectifs conduisent les soignants à une production sans cesse croissante d’actes qui en retour sont censés rapporter financièrement aux hôpitaux qui doivent désormais être gérés comme des entreprises.

Cette idéologie de la rentabilité, les transformations et évolutions des 70 dernières années et plus encore des 20 dernières, ont sans cesse accru la place et l’importance essentielle des techniques au sein des pratiques professionnelles de santé. Les innovations technologiques en santé, certes souvent précieuses en matière de diagnostic et de traitement, sont surtout très porteuses économiquement et rien ne semble pouvoir arrêter ce mouvement. Qu’est-ce que cela signifie pour le prendre soin alors même que les technologies viennent suppléer le manque de médecins pour éviter la « catastrophe⁵ » d’un désert médical étendu bien au-delà de la seule géographie ? Les démissions en nombre à l’hôpital et les postes non pourvus apportent la preuve quotidiennement de cette difficulté à concilier le soin, sa temporalité spécifique et l’actualisme technologique. Le mouvement ne pourra que très difficilement s’inverser, d’autant plus que les jeunes générations sont attirées par les innovations technologiques encouragées au plus haut niveau de l’Etat alors même que le prendre soin est dévalué, voire « méprisé⁶ ». Le temps consacré aux actes techniques n’est pas un temps de surcroît mais un temps soustrait à celui de la relation avec le patient, la famille ou tout autre usager du système de santé. De plus ce temps et ces actes rapportent financièrement même si humainement parlant ils déshumanisent la relation.

Dans un tel contexte, avec ce « système technicien » qui s’étend telles des « métastases⁷ », les patients ne sont rien d’autre que des objets de la technique, un tube digestif, des coronaires, un arbre bronchique ou encore une toilette ou un pansement par exemple. Ces actes, fibroscopie, coronarographie, actes chirurgicaux, doivent être réalisés le plus rapidement possible pour plus de rentabilité et cela jusqu’aux actes les plus essentiels des pratiques quotidiennes. Ainsi, pour réaliser les toilettes de tous les résidents d’un EHPAD, faute de personnel suffisant il faut faire le plus vite possible, voire n’en faire qu’une sur deux, alors même que le temps d’une toilette, c’est du temps relationnel fait de toucher et de paroles échangées, indispensables à la vie, au bien-être de résidents souvent esseulés et appauvris en communications avec les autres.

Dans les nouvelles organisations du travail, un travail à la chaîne hérité de Taylor avec son « organisation scientifique du travail » et de Ford avec ses chaînes de montage automobile, le numérique et les nouvelles technologies amplifient les effets de cette déshumanisation que constitue la raréfaction du temps relationnel. Le travail administratif des soignants se trouve augmenté avec toutes sortes de données à devoir enregistrer dans des logiciels de plus en plus nombreux et variés. Si bien que pendant le temps des rencontres, les soignants regardent leurs écrans et de moins en moins leurs patients. Leur attention est engloutie par toutes ces tâches à exécuter par l’intermédiaire de l’ordinateur qui devient un tiers avide et intrusif dans la relation. Une consultation peut quelquefois être davantage consacrée à remettre en service un ordinateur et ses logiciels qu’à prendre le temps, ne serait-ce que quelques minutes, d’écouter un patient ! La santé numérique, la e-santé, devient l’avenir de la médecine, promotion pouvant aller jusqu’à l’horizon d’un nouveau messianisme annonçant dans le futur un homme augmenté jusqu’à son immortalité. Les startups deeptech regorgent de solutions innovantes, le marché de la e-santé continue de croître avec un gain de performance estimé entre 16 et 22 milliards d’euros par an en France. En 2019, les utilisateurs de smartphones ont téléchargé 204 milliards d’applications, soit une augmentation de 45 % en trois ans.

À partir de ce constat peu engageant pour tout un chacun, il est urgent d’avoir en tête quelques réflexions philosophiques essentielles. D’abord celle de Jean-François Lyotard pour qui « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut mais incorrigible : d’en faire perdre⁸ ». Prenons le temps de penser, prenons le temps du soin, pour nos patients, comme pour nous-mêmes. C’est un engagement, une responsabilité qui nous incombe. Pour ma part, je m’y suis astreinte pendant toutes les années de ma pratique médicale hospitalière qui s’est révélée rapidement très enrichissante. De cette pratique nourrie d’expériences diversifiées, j’en ai rendu compte dans de nombreuses publications⁹. Faute de ce temps pour penser nos pratiques, de ce temps du prendre soin, le burn-out et les démissions continueront de progresser jusqu’à l’irréparable, celui des suicides. Il convient enfin de ne jamais, au grand jamais, oublier avec le philosophe médecin, Georges Canguilhem, que dans tout « appel du malade », il y a « une détresse à secourir » : « L’acte médico-chirurgical n’est pas qu’un acte scientifique, car l’homme malade n’est pas seulement un problème physiologique à résoudre, il est surtout une détresse à secourir.¹⁰ »

1 Marie-José Del Volgo, Le soin menacé, Chronique d’une catastrophe humaine annoncée, Vulaisnes-sur-Seine, Le Croquant, 2021. 2 Michael Balint, 1957, Le médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot. 3 Michael Balint, 1970, « La recherche en psychothérapie », dans Six minutes par patients, Paris, Payot, 1973, p. 27-48. 4 Ibid. 5 Marie-José Del Volgo, 2021, op. cit. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988- 2005, p. 60. 9 Cf. Marie-José Del Volgo, L’instant de dire (1997), Toulouse, érès, 2012 ; La douleur du malade, Toulouse, érès, 2003  ; 2021, op. cit. 10 Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 3.

Marie-José Del Volgo

Elle a été praticien hospitalier et enseignantchercheur en médecine et en psychologie. Après des recherches en  sciences fondamentales, Marie-José Del Volgo s’est orientée, à partir de sa pratique de médecin à l’hôpital, dans le champ de la clinique orientée par la  psychanalyse. Le doctorat en psychologie (1995) et l’HDR en sciences umaines cliniques (2000) ont donné lieu à deux ouvrages, L’instant de dire (1997) et La  douleur du malade (2003) suivis, entre autres, de La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence (2005, avec Roland Gori) et Le soin menacé (2021). Elle est actuellement psychanalyste et rédactrice en chef de la revue Cliniques méditerranéennes.

Poursuivez votre lecture 📖

Valeur du temps, valeur du soin