Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en février 2025
Olivier Peyroux a une double mission et l’expérience qui en découle est particulièrement intéressante pour un dossier comme le nôtre : il est à la fois sociologue spécialisé et acteur de terrain dans la lutte contre la traite sexuelle. Il a répondu à nos questions, nous aidant à dresser un portrait-robot de la prostitution telle qu’elle évolue en France ces dernières années.
Pouvez-vous nous décrire ce que vous observez de l’évolution de la prostitution en France ?
De 2000 à 2020 environ, la prostitution était essentiellement de rue et étrangère. On témoignait notamment de réseaux nigérians et de réseaux d’Europe de l’Est, des personnes originaires de Roumanie et un peu d’Albanie, quelques Haïtiennes. Le réseau nigérian, lui, est très structuré, celui de l’Est moins, mais cela ne signifie pas qu’il est moins violent. Depuis 2020, on observe aussi l’apparition de filières colombiennes et vénézuéliennes, via l’Espagne.
En 2020, la crise du Covid-19 a accéléré une exploitation déjà existante qui s’organisait via internet et dans des lieux fermés : appartements, hôtels, locations. Depuis, presque tout se fait beaucoup via internet, il y a beaucoup moins de racolage dans la rue.
En règle générale, la loi sur la pénalisation du client 1 n’est pas appliquée par les forces de l’ordre. Il y a eu une petite pression avant les Jeux Olympiques mais l’implication n’était pas à la hauteur des ambitions affichées. On a vu augmenter en parallèle la prostitution des mineurs, et surtout de mineures françaises, l’OCRTEH2 estime d’ailleurs en 2021 que 50 % des victimes d’exploitations sexuelles sont mineures. Ça n’avait jamais été aussi important dans le passé. Le phénomène est d’ailleurs similaire en Angleterre, en Allemagne ou aux Pays-Bas.
En France, il commence à y avoir certains services de police qui travaillent sur cet enjeu mais cela reste avec des moyens limités, malgré la gravité de la situation. Quand on creuse le sujet de la prostitution, derrière certaines affirmations d’un métier « travailleurs du sexe », dans les faits on a majoritairement affaire à de l’exploitation, il n’y a pas de doute là-dessus.
Il semble moins risqué de « dealer » des filles que des produits stupéfiants.
La tendance est de repérer des personnes françaises ou étrangères, de les recruter sans nécessairement créer une filière (comme le Nigéria) et d’utiliser leurs vulnérabilités. Chez les mineurs, à la base du phénomène, il semble moins risqué de « dealer » des filles que des produits stupéfiants : pas d’investissement, pas de concurrence (c’est ce qui fait le plus peur), pas assez de services d’enquête et un délit beaucoup plus difficile à prouver. De façon très basique, transporter un kilo de marijuana dans une voiture vous met dans l’illégalité, tandis que transporter une fille n’est pas synonyme d’infraction.
Dans quel mécanisme sont piégées les victimes de traite ?
Que ce soit pour des jeunes femmes qui viennent de Roumanie ou du Nigéria, dans la plupart des cas je ne pense pas qu’elles soient piégées au sens où elles imaginaient travailler comme serveuses en Espagne et elles se retrouvent prostituées en France. En revanche, il s’agit souvent de fuir un déterminisme social qui les condamne à un avenir tout tracé, elles suivent une volonté d’émancipation. On les voit souvent comme des personnes très vulnérables mais dans le cadre de l’immigration c’est tout l’inverse : si elles étaient si démunies elles ne seraient pas parties. En revanche ce sont les conditions de leur exploitation qu’elles n’avaient pas du tout prévues et qu’elles découvrent quand elles arrivent. En cela, on peut dire qu’il y a un piège.
Par exemple avec les Nigérianes on fait face à un mécanisme d’endettement. Les dettes peuvent monter jusqu’à 70 000 € et il faut qu’elles les remboursent en faisant des passes. Sachant qu’il faut aussi payer la chambre qu’elles louent, les services qu’on leur ajoute, la période d’exploitation et de remboursement devient très longue.
Pour la Roumanie ou la Bulgarie, il y a différents fonctionnements. Pour échapper aux contrôles de police en évitant les plaintes et les arrestations, le modèle tend vers un partage des gains. La jeune fille va garder 30 à 50 % de l’argent. Le rapport de la prostituée avec son proxénète a par conséquent aussi été recodé, certaines femmes bulgares parlent de leur manager qui « les aide à faire carrière » et à gagner de l’argent en France. Cela perturbe nos représentations de la femme prostituée victime de son sort et consciente de l’être.
Le milieu social est-il un facteur majeur d’entrée dans la prostitution ?
Il ne faut pas croire que cela ne touche qu’un seul milieu social qui serait très précaire. On a parlé de « prostitution de cité », je trouve cela assez erroné parce que je pense qu’une jeune fille qui a grandi dans un quartier est moins naïve, elle est plus méfiante quant à certaines propositions. Ce qui rassemble les victimes quand on creuse, ce sont plutôt des abus dans la petite enfance. C’est davantage ce type de traumatismes qui va conditionner la victime et créer une vulnérabilité, plutôt qu’un milieu social en particulier. Il reste que ce sont souvent des jeunes filles qui viennent de l’Aide Sociale à l’Enfance, et qui ont donc quitté des familles problématiques à plusieurs égards. Il y a notamment beaucoup d’autorecrutements dans les MECS3, mais notons que le suivi social de ces jeunes filles « biaise » ce constat. En effet, les victimes sont plus facilement repérées, car déjà suivies, mais cela ne signifie pas qu’elles sont principalement résidentes ou sortantes de MECS.
Quand vous parliez d’une exploitation via internet, qu’entendiez-vous par-là ?
Il s’agit d’une prostitution dont la mise en lien ne se fait plus par le racolage dans la rue mais par internet. Cela permet à la fois de s’adresser à un nombre très large de clients mais aussi de passer presque inaperçu car c’est un racolage plus difficile à détecter. Le site le plus connu était Vivastreet mais il a été retiré, c’était une sorte de LeBonCoin, il y avait aussi le Coq français. Ce sont des sites assez généralistes mais on sait qu’une partie des personnes publient des annonces dessus. Cela se déroule ensuite dans des lieux fermés de prostitution : des hôtels, des Airbnb. Il y a par ailleurs un tout autre marché, relativement distinct, qui est lié à la pornographie. Il peut y avoir des pédophiles français qui payent pour voir ces actes-là, quand cela concerne des mineurs, mais les films sont tournés à l’étranger.
Comment expliquer la difficulté à pénaliser la prostitution ?
Ce qui est difficile c’est qu’en droit français la prostitution n’existe pas. Tout le monde mélange un peu tout. Quand je l’explique en formation, je dis qu’on peut parler de traite à partir du moment où une personne tire un profit pécunier d’une autre. Quand on est face à des mineurs, il y a moins de débat quant au fait qu’ils soient exploités, quand ce n’est pas le cas c’est plus complexe.
On peut prendre le point de vue des policiers pour comprendre cette complexité : quand ils ont affaire à du trafic d’armes, ils récupèrent les armes, ils les détruisent, ils arrêtent les coupables qui sont déferrés puis jugés. Le problème dans le cas de la prostitution c’est que la marchandise est une personne et qu’ils ne savent pas quoi en faire. De plus, la victime n’est jamais la « victime idéale ».
La plupart des gens se font une idée de la victime de prostitution comme étant une personne qui n’attend qu’une chose : être sauvée. Or, s’il n’y a pas un contrôle total de la parole de la victime à travers différents types d’emprises, il est impossible de l’exploiter. Ainsi la personne exploitée, lorsqu’elle est interrogée par des policiers ou des travailleurs sociaux, ne voudra donner aucune information incriminante pour qui que ce soit. Son discours ne correspond donc pas à celui qu’on attendrait d’elle, et on en vient à douter de son statut de victime. On passe très vite au statut de coupable en soupçonnant la personne de chercher à manipuler pour avoir des papiers ou autre.
Il faut avoir en tête que tous les réseaux prennent en compte le fait qu’elles vont être vues par quelqu’un d’autre, que ce soit un client ou que ce soit un policier, un éducateur, une association lambda ou un hôpital. Il y a dans la traite une dimension de marché qui suppose un travail de « partenariat » très particulier. Les travailleurs sociaux doivent travailler avec les policiers qui doivent travailler avec des magistrats, ce qu’on n’a pas forcément ailleurs de façon aussi prononcée.
1 La loi du 13 avril 2016 (2016-444) abroge le délit de racolage et prévoit la pénalisation des clients. Le texte annonce des mesures de protection et d’accompagnement des personnes prostituées, qui sont désormais reconnues comme des victimes et non plus comme des délinquantes.
2 Intégrée à la police nationale, l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) a pour mission de centraliser tous les renseignements sur le sujet, analyser et mesurer l’évolution des réseaux et des comportements, développer de nouvelles stratégies de lutte et enfin de mener et coordonner des opérations tendant à la répression contre la prostitution.
3 Une MECS (Maison d’éducation à caractère social) est un établissement qui fonctionne en internat ou en foyer, le plus souvent géré par une association privée, dédié à l’hébergement d’enfants « placés ». Les MECS ont pris le rôle des anciens orphelinats.
Olivier Peyroux
Sociologue de formation, spécialisé sur les migrations et la traite des êtres humains. Il a travaillé à partir de 2005 pour l’association Hors la Rue puis actuellement pour l’association Trajectoires où il mène plusieurs études notamment sur la question des mineurs d’Afrique du Nord en errance. En parallèle de ses engagements associatifs il mène différentes recherches de terrain sur la question des personnes vivant en bidonville et/ou victimes des traites des êtres humainsdans le contexte migratoire actuel. Il publie régulièrement des articles scientifiques et participe à des ouvrages. En 2020, il sort un nouveau livre Les fantômes de l’Europe, éd. Non-Lieu.