Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en avril-juillet 2024
Le 20 mars 2023 était publié le 6e rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) après approbation par les représentants des 195 pays de la planète. Le dernier datait de 2014. Ce nouveau rapport atteste d’une augmentation des risques. « Les émissions de gaz à effet de serre dues aux activités humaines ont réchauffé le climat à un rythme sans précédent : la température de la surface du globe s’est élevée d’ 1,1 °C par rapport à la période pré-industrielle. Quels que soient les scénarios d’émission, le GIEC estime que le réchauffement de la planète atteindra 1,5 °C dès le début des années 2030. Limiter ce réchauffement à 1,5 °C et 2 °C ne sera possible qu’en accélérant et en approfondissant dès maintenant la baisse des émissions pour : ramener les émissions mondiales nettes de CO2 à zéro ; réduire fortement les autres émissions de gaz à effet de serre1. »
L’urgence semble bien là ! L’immobilisme aussi…
Nous sommes à la 28e COP (fin 2023) et la situation semble de plus en plus grave. Qu’est-ce à dire ? Le rythme du changement climatique et de ses conséquences serait-il plus rapide que l’effet de nos efforts ? Revanche de Gaïa en raison de la surexploitation humaine de ses ressources, pour nous punir de notre soif toujours plus grande de confort, de possessions, … (E. Fiat) ? L’explication de cette aggravation résiderait-elle davantage dans l’incompétence de nos gouvernants successifs qui sous-entend ici, non pas une incapacité de compréhension mais une incapacité de donner une vision long-terme et d’assumer une volonté politique réelle au-delà d’effets d’annonce ? Ne manquons-nous pas aussi d’une plus ample collaboration des entreprises et des populations pour redresser la situation ? 40 % du chemin devra être accompli par un changement des comportements nous rappelle A. Le Dirach. Un peu de tout cela certainement !
Malgré cette urgence climatique dont nous parlons depuis des années (que penser d’une urgence qui ne cesse de l’être pendant que chacun continue son chemin avec peu d’effets sur lui ou au contraire victime condamnée à l’exil climatique et ainsi à d’autres priorités que celle de trier ses déchets… ?), notre sentiment est que l’immobilisme et la résignation prédominent.
Nous avons souhaité nous interroger sur leurs causes possibles et avons formulé l’hypothèse d’un manque d’espace pour le désir écologique.
« Le désir est l’essence même de l’homme2 », moteur de l’action
L’éditorial d’A. Perrachon commence par une demande de pardon à la planète, les enfants interrogés pour cette revue nous demandent un changement radical de comportements, certains voient dans l’arrivée d’un enfant un crime contre la planète et l’avenir de l’humanité (M. Steffens)… d’autres enfin, par leur conscience aiguë des dysfonctionnements du monde, déclenchent des troubles psychiques sévères parce qu’ils ne trouvent pas d’écho à leur cri d’alerte (RAFUE) ! La culpabilité écologique est partout. Peut-elle être vectrice de désir ? Nous ne le pensons pas. Nous pensons au contraire qu’elle agit comme un poison qui conduit plus aisément au désespoir … de soi-même, des autres, de nos dirigeants, de notre société, qu’à l’action.
Selon Spinoza, « le désir est l’essence même de l’homme », le désir est le moteur de toute entreprise humaine, le moteur par lequel l’être humain persévère dans son être (conatus). Le désir devient volonté et source de joie quand, par la connaissance adéquate de ce qui nous détermine, il augmente notre puissance d’être. Il ajoute :
« On ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, c’est parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne3 ».
La réponse à l’immobilisme et la résignation semble ici résider dans notre capacité à susciter le désir d’un autre monde en chacun. C’est parce que nous désirerons un changement de comportement dans nos consommations, dans nos relations à la nature, aux plus pauvres, que nous trouverons de la joie dans nos efforts.
L’orientation de nos désirs … ou la nécessité du politique
Pourtant le même auteur nous interpelle sur l’orientation de nos désirs et sur l’impossibilité de ne compter que sur ceux-ci pour faire société ou monde, pour que chacun s’accomplisse joyeusement dans la réalisation de la maxime de H. Jonas : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec une vie authentiquement humaine sur terre4 ».
« Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu’ils n’eussent de désir que pour ce qu’enseigne la vraie Raison, certes la société n’aurait besoin d’aucune lois, il suffirait absolument d’éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu’ils fissent d’eux-mêmes et d’une âme libérale ce qui est vraiment utile. Mais tout autre est la disposition de la nature humaine ; tous observent bien leur intérêt, mais ce n’est pas suivant l’enseignement de la droite Raison ; c’est le plus souvent entraînés par leur seul appétit de plaisir et les passions de l’âme (qui n’ont aucun égard à l’avenir et ne tiennent compte que d’elles-mêmes) qu’ils désirent quelque objet et le jugent utile. De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et conséquemment sans des lois qui modèrent et contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein5. »
Un pouvoir de commandement et des lois sont donc ici indispensables comme le rappelle J. Boillot, davantage pour encourager les entreprises qui font à faire plus, pouvant ensuite par résultats probants, attractivité supérieure des talents, engager les autres entreprises dans le même mouvement. Cela suppose une vision politique ambitieuse et harmonisée entre les pays, afin que chaque acteur économique puisse rester et concurrentiel et responsable.
Le désir est le moteur de l’homme, de toute entreprise humaine mais quel est le moteur du désir ?
Comment susciter le désir d’un monde meilleur et durable ?
Désir vient du latin sidus qui signifie « astre ». Le désir est étymologiquement le regret d’un astre disparu. Il est une forme de manque. Désirer, c’est manquer d’un objet dont on a l’image, et cette image est déjà une richesse.
« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état (le désir) se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. […] on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Et voilà pourquoi le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité6. »
Bien sûr, il ne s’agit pas de dire ici que ne pas endiguer le réchauffement climatique et ses catastrophes depuis tant d’années et après tant de conférences et de discours grandiloquents est bonne chose puisqu’ainsi notre désir n’est jamais assouvi. Déceptions et désillusions en grappes ne ruinent-elles pas toute capacité d’imagination, tout espoir de progrès, de persévérance dans l’être et dans le monde ?
Et jusqu’où peut nous porter notre imagination puisqu’avec Spinoza nous avons convenu que chaque être est mû par l’appétit du plaisir et des passions sans freins… Sommes-nous réellement capables de désirer un monde meilleur dont nous ne jouirons peut-être jamais ? Quelles forces peuvent nous rendre désireux pour d’autres ? Quelles réalités, expériences pourraient concourir à notre imagination d’un monde respirable, esthétique, habitable ?
S’émouvoir « positivement » pour engendrer le mouvement
Provoquer l’émerveillement et la fierté : multiplier les projets de sensibilisation et d’actions concrètes mesurables dans nos écoles et nos villes
Nos écoles, nos villes doivent multiplier les initiatives qui permettent la contemplation, l’observation de la nature et du vivant. Quel nombre d’heures est-il consacré aujourd’hui à la découverte de la nature pour un écolier, un collégien, un lycéen ? Comment est-il possible de s’émerveiller dans certaines de nos banlieues condamnées à la saleté et aux incivilités depuis des décennies… ? Par le développement de projets de sensibilisation et d’action et leur soutien par l’Etat, chacun d’entre nous pourra redécouvrir les relations de causes à effets entre nos comportements et la nature mais surtout la générosité et la beauté de la nature si nous la respectons. Les projets de sensibilisation doivent permettre une action guidée. Bon nombre d’entre nous ayant participé à ces sessions sont ressortis davantage conscients des dangers et de l’urgence climatique mais également avec un sentiment de vertige et d’impuissance. Ces programmes doivent permettre créativité et un accompagnement du passage à l’action avec observation rapide de premiers résultats. J. Boillot pour le monde de l’entreprise, F. Caron à l’échelle individuelle et collective ou encore B. de Pommerol dans son expérience au sein d’une cité nous ont interpelés sur l’importance de développer des politiques de petits pas avec des objectifs concrets et atteignables que l’on peut célébrer collectivement et qui donnent envie d’aller plus loin. Avant le tri des déchets, il nous semble crucial de permettre à chacun d’observer les effets d’un « prendre soin » d’un espace végétal comme en témoignent les enfants interrogés de l’école Michelis « Ici on s’occupe des plantes, on élève des limaces, on s’occupe des animaux comme les papillons… hier on a assisté à l’émergence d’un papillon, c’était beau ! Il faut prendre soin de la Nature parce que c’est tellement beau que si on détruit ça on ne pourra plus vivre, on ne pourra plus être heureux, … » Rappelons-nous, désirer, c’est manquer d’un objet dont on a l’image ! Donnons cette image de la beauté de la nature au plus grand nombre dès le plus jeune âge et revenons-y souvent pour susciter l’envie d’agir et une réelle dynamique de changement.
Provoquer la confiance en l’avenir : la natalité, condition de possibilité d’un autre monde
« Être écologiste, c’est se savoir redevable quant à l’avenir » nous dit M. Steffens, nous indiquant tout de suite aussi que l’avenir n’est permis que par la naissance des enfants. Ils sont la condition de possibilité de l’habitation écologique du monde. En effet, par la joie que procure la naissance d’un enfant, ne sommes-nous pas poussés à un souci de la postérité (R. Leroy-Castillo), à la responsabilité d’un futur souhaitable, d’un monde habitable, respirable pour ce petit être ? Ajoutons aussi que le regard, le vécu et ainsi les réflexions des enfants sont à notre sens indispensables à la transformation du monde. Combien de parents ont expérimenté les questions à la fois naïves et d’une profondeur inouïe de leurs enfants, remettant en cause des habitudes, des idées reçues, de fausses certitudes confortables. Savoir que des êtres viendront après nous bousculer les raisonnements et les comportements n’est-il pas source d’espérance ? A nous d’en être dignes en n’attendant pas tout d’eux ! Donnons donc souvent la parole aux enfants et surtout écoutons attentivement…
Développer une philosophie du progrès … pour une écologie humaine
Comprendre les bienfaits des limites et pratiquer joyeusement la sobriété
« Par l’appétit du plaisir et les passions sans frein », nous nous sommes considérés maîtres et possesseurs de la nature et avons exploité, consommé avec démesure (hybris) les ressources de notre planète avec toutes les conséquences que nous connaissons. Cette hybris nous rend coupable et engage souvent les mouvements écologistes dans un anti-humanisme. Cette hybris nous a en effet fait oublier comme le souligne E. Fiat le sens réel de l’invitation de Descartes qui nous proposait d’être comme maîtres et possesseurs de la nature et non seulement ses maîtres et possesseurs, invitation donc à la connaissance de la nature, invitation à lui faire allégeance pour qu’elle puisse continuer à nous faire vivre.
C’est une invitation à la responsabilité, à l’acceptation des limites de la nature et donc des limites à nos plaisirs, à une orientation de nos désirs vers ce qui assure la permanence d’une vie authentiquement humaine (H. Jonas), c’est une invitation à une joyeuse et généreuse sobriété. Joyeuse et généreuse car elle est condition d’avenir et de possibles pour d’autres.
Revoir nos politiques de consommation, RSE et d’innovation au service d’une perfectibilité humaine et de la postérité
C’est aussi une invitation à une compréhension profonde de la notion de progrès. Le progrès réside bien davantage dans ce qui permet une perfectibilité humaine et un avenir à la communauté humaine (R. Leroy-Castillo) qu’en une possibilité toujours plus importante de jouissances et de conforts individuels. Quels comportements, expériences mais aussi quelles innovations permettraient de nous faire grandir en humanité et de progresser sur le chemin d’un monde durable pour les générations à venir ?
Nos actions, nos entreprises (dans tous les sens du termes), nos politiques RSE, nos comportements de consommation doivent être passés au crible de ces deux ambitions. Le marché de la seconde main en est un très bon exemple comme le montre J. Le Goff. En nous donnant bonne conscience, nous consommons davantage, augmentons la pollution par des livraisons de colis et du trafic internet toujours plus importants, et ne donnons aux plus pauvres que ce qui ne générera plus aucun profit pour nous. L’échange de dons, la gratuité, la sobriété, la réparation, le réemploi nous semblent bien plus porteurs et humanisant, invitant à la relation, au partage, au commun.
Vivre notre double interdépendance
Coordonner les politiques environnementales à tous les échelons
Ce « commun » est une condition et une révélation de la question écologique. En effet, la planète, la Terre souffre. Ni ma, ni ta, puisqu’elle nous est commune. Il s’agit bien de notre maison commune. Nul ne peut se l’approprier. Cela paraît trivial mais se dégage de cela la révélation plus profonde d’une double interdépendance. Nous dépendons de l’état de la planète pour survivre et nous observons déjà des flux migratoires importants en raison de températures, d’une sécheresse ou d’un manque d’eau invivables. Et nous dépendons les uns des autres pour agir de manière réellement efficace pour la planète. Le mouvement écologique ne peut être qu’un mouvement « commun », coordonné entre personnes, entre villes, entre régions, entre Etats…
Sortir de l’isolement, construire des projets collectifs et mesurer les impacts pour essaimer
Les personnes éco-anxieuses évitent ou sortent de troubles psychiques par le groupe, par le sentiment de ne pas être seules dans leur conscience aiguë des enjeux. Les troubles psychiques apparaissent quand leur prise de conscience n’est pas prise en considération. Ces personnes sont à considérer comme des éclaireuses : sur les enjeux que nous peinons à voir (par ignorance ou déni), mais aussi sur ce « commun » qui leur est nécessaire… Nous devons construire des projets collectifs. Ceux-ci devront être évalués afin d’en mesurer les effets, gages d’ajustements nécessaires, peut-être de démultiplication par succès, mais surtout gages de fierté si ce n’est de réussir du premier coup, au moins d’agir…
E. Fiat nous invite à devenir jardinier, c’est-à-dire celui qui prend soin, apprend à connaître la nature pour en accroître la beauté, en récolter des fruits aussi, qui conscient des limites de sa maîtrise est condamné à la joie inquiète de l’attente, de l’attente de ce que ça donnera. Nous supposons qu’il est plus désirable, agréable et aisé d’être jardinier à plusieurs mais aussi plus efficaces pour que nous puissions répondre au souhait des enfants de « vivre encore longtemps sur cette planète ! »
1 https://www.ecologie.gouv.fr/publication-du-6e-rapport-synthese-du-giec 2 Spinoza B., Ethique, livre III, définition des affects, Paris, GF-Flammarion, [1677] 2002. 3 ibid 4 Jonas H., Le Principe Responsabilité, Présentation par J. Greisch, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », [1979] 2013. 5 Spinoza B., « De la servitude de l’Homme », proposition 37, in Ethique, op. cit., p. 252. 6 Rousseau J.-J., Julie ou la Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII, Paris, Flammarion, [1761] 1967.
Diane d’Audiffret
Docteure en philosophie, cofondatrice et déléguée générale de UP for Humanness.