Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Revenir aux mots, c’est ce que Joël Ceccaldi nous invite à faire pour prendre à bras le corps la question du temps et du soin. Il insiste sur la nécessité de retrouver un temps scholè dans les métiers cliniques, temps qui permet la rencontre.
Chacun le sait bien : c’est le temps qu’il a fait, qu’il fait et qu’il fera qui détermine le climat. Y compris – mais cela est peut-être moins notoire – celui de la clinique où s’opère le soin. Ce dernier en effet sera d’autant meilleur que l’atmosphère dans laquelle il s’organise et se prodigue sera plus hospitalier, autrement dit propice à la rencontre entre l’hôte qui reçoit pour prendre soin et l’hôte accueilli pour en bénéficier.
Curiosité philologique, c’est le même verbe grec – klinein – qui se trouve à la racine non seulement de la clinique du clinicien qui s’incline pour examiner la personne couchée sur son lit – klinè –, mais aussi du climat induit par les saisons dont la succession dépend de l’inclinaison des rayons solaires sur notre globe. Ce verbe désigne en effet le mouvement qui fait passer de la verticalité de la bonne santé à l’horizontalité de la maladie qui allonge la personne sur sa couche et convoque le clinicien à son chevet pour se pencher sur son cas.
Le climat de la clinique s’avère ainsi crucial pour la qualité des soins réalisés au sein du monde dit hospitalier : mêlant inextricablement la guerre de la lutte contre la maladie grave à la paix de l’apaisement de la douleur et des symptômes pénibles, il doit pouvoir susciter assez de confiance pour que la personne soignée consente à exposer son intime sans trop craindre en retour la blessure de l’humiliation ou la négligence d’un accueil insuffisamment ouvert à l’altérité des consciences et à la diversité des états d’âme et d’esprit.
Mais le temps, c’est bien sûr aussi, avec l’espace, le cadre sensible de notre perception des phénomènes. Pour Kant, il conditionne notre accès au savoir, que sa critique sépare de la foi comme de l’opinion. Et pour Bergson, qui retiendra ici notre attention, il se diffracte en un espace objectivable chronométré et en une durée toute subjective et intuitive. L’espace temporel bergsonien correspondra par exemple à l’aire sous la courbe de survie statistique d’une population de patients affectés de telle maladie et traités par telle substance innovante dans le cadre d’un essai clinique. C’est la réponse chiffrée que le clinicien soucieux d’exactitude scientifique sera tenté de donner à la personne qui lui demande combien de temps elle a encore à vivre, alors qu’elle reçoit ce médicament démontré efficace contre ce mal grave qui menace sa vie. Au risque de voir la vérité de cette information enfermer l’autre dans la prison psychologique d’un pronostic sans appel l’empêchant désormais de pleinement vivre la durée du temps qui lui reste, réduit au verdict d’une moyenne statistique abstraite, alors qu’il est imprévisible dans sa singularité concrète. Voir l’information pronostique comme un soin à part entière permet d’éviter ce piège de l’assimilation du temps biographique au temps biologique de la survie des corps : en prévoyant à plusieurs au lieu de prédire seul, on laisse ouverte et libre la possibilité d’humaniser et d’habiter ensemble le temps qui reste à vivre avec et malgré le mal.
Mais il est bien d’autres approches du temps, dont la prise en considération peut infléchir le soin. À côté du chronos, réduit à de l’argent par notre gouvernance hospitalière actuelle, les Grecs anciens distinguaient le kairos de l’opportunité à saisir quand elle advient, que ce soit pour accélérer un plan de carrière hospitalo-universitaire, ou pour booster l’appropriation nécessaire de l’annonce d’une leucémie imposant d’être traitée au plus tôt chez quelqu’un qui paraissait jusque-là hermétique à l’information, et qui se met à poser les bonnes questions juste au moment où le médecin s’apprête à clore sa consultation.
Ce peut être aussi l’occasion suscitée d’une pause féconde ménagée au sein d’un travail qui sans cela finit par être stérilisant à force d’empiler des actes techniques qui rapportent certes, mais au détriment du temps de la rencontre qui fait toute la valeur humaine du soin et la qualité de la vie du soignant. Cette suspension, pour reprendre son souffle, du temps trépidant des actes rémunérateurs en redonnant ensemble du sens au soin, correspond à la scholè, ce mot qui a donné l’école française, la school anglaise, la Schule allemande, l’escuela espagnole et tant d’autres termes semblables dans toute l’Europe. Il s’agit d’un temps de « loisir », dont le climat détendu tranche avec l’âpreté du négoce. Chacun se rend disponible pour s’ouvrir à d’autres personnes et se former à d’autres choses : un pas de côté devient possible, rompant avec la routine d’un soin bien trop protocolisé pour s’ajuster à la singularité des situations et des personnes qui les vivent.
Quant à la diatribè, elle renvoie au climat violent des diatribes acerbes entre partenaires de soin mis de fait en situation de concurrence faute de moyens suffisants pour satisfaire tout le monde. Elle peut dire l’inexorable usure du temps sur les êtres, le travail de sape produit par les crises, tantôt sanitaires, tantôt structurelles, qui se suivent comme autant d’intempéries finalement ravageuses pour la motivation de troupes soignantes décimées par l’épuisement professionnel.
Et le temps manque pour s’enrichir des Italiens déclinant toutes les nuances de leurs tempi qui, au-delà de mélodies structurées pour le plus grand bonheur de nos oreilles, peuvent aussi s’appliquer aux multiples facettes de la relation de soin, depuis le presto des gestes d’urgence virtuoses et salvateurs jusqu’à l’adagio rallentando d’un soin ultime accompagnant jusqu’au bout une vie finissante et apaisée…
Joël Ceccaldi
Après avoir exercé la médecine en milieu hospitalier pendant plus de 40 ans (accueil et accompagnement des personnes atteintes du sida et/ou d’une maladie du sang), Joël Ceccaldi est actuellement doctorant en philosophie pratique à l’université Gustave Eiffel.