Romain Leroy-Castillo est diplômé en philosophie, manager depuis plus de 18 ans et co-auteur du livre La raison d’agir. Il aborde avec nous ce que la philosophie peut éclairer du tumulte de l’entreprise contemporaine, ce en quoi elle peut assainir la quête de compétitivité absolue, aider à repenser le leadership, la relecture des compétences ou encore les fondements de la RSE.
Quelle place pour la philosophie en entreprise ? Une majorité des dirigeants, confrontés à la nécessité d’être compétitifs, opposeraient probablement une fin de non-recevoir à cette question. Un imaginaire d’entreprise encore répandu considère les « humanités » comme un loisir charmant mais inutile. L’affaire de contemplatifs, en quelque sorte. En entreprise, dirait-on, on n’a pas le luxe de la contemplation : on doit produire, être efficace. Dans le règne de la compétition, de la rapidité et du renouvellement permanent, il n’y aurait donc guère de place pour des considérations abstraites et inapplicables de quelques illuminés qui, décidément, ont vraiment trop de temps libre.
L’opposition entre le loisir de penser et la nécessité d’agir est ancienne. Les penseurs de l’Antiquité, grecs pour commencer, dans le concept de skolè, romains ensuite dans l’opposition des concepts d’otium (le loisir) et de negotium (l’occupation), séparaient pour les opposer le domaine des affaires, commerciales ou administratives, génératrices de tracas et dévoreuses de temps, du domaine consacré à l’étude et à la contemplation. Quinze siècles plus tard l’opposition entre l’action décisive et l’inaction indécise se trouve en quelque sorte renouvelée dans un passage du Discours de la Méthode. Descartes y propose l’exemple de voyageurs égarés dans la forêt, n’ayant d’autre ressource pour s’en sortir, que de s’engager dans une direction et s’y tenir jusqu’à son terme, car « les actions de la vie ne souffrent aucun délai ». La capacité à prendre une décision malgré l’incertitude et le manque de temps, et à mener ses équipes dans la direction choisie, requiert un courage particulier, qui est au fondement de la reconnaissance dont jouit le leader en entreprise. Un talent apparemment bien différent de celui du philosophe : temps court de l’action contre temps long de l’étude.
Et pourtant ! Dans un monde où la quête de sens au travail fait l’objet de revendications croissantes de toutes les catégories professionnelles – « millenials », cadres supérieurs, mais aussi simples employés de longue date – et où public et régulateurs attendent des entreprises des programmes substantiels en matière de responsabilité sociale, la philosophie ne serait-elle pas devenue indispensable à l’entreprise ?
Prenons un exemple. L’économie mondialisée dans laquelle évoluent les entreprises depuis plusieurs décennies se caractérise par une concurrence sans limite, sans ordre, sans unité. Une jeunesse mondialisée, homogénéisée par des savoir-faire efficacement compétitifs, s’y voue au culte de la performance coûte que coûte.
En donnant à une telle technicité une place dominante, on instrumentalise l’humain, on le condamne à être sacrifié à la marche hasardeuse de l’innovation technologique.
Afin de s’intégrer dans cette nécessité de compétitivité, les entreprises ont développé toujours plus d’outils de mesure pour améliorer sans cesse leur productivité. Mais cette vision technocratique du management est porteuse de dérives faciles à identifier. La professionnalisation des compétences dans un contexte de compétitivité exacerbée fait que l’on cherche à s’assurer de leur efficacité en les figeant dans des méthodes, des pratiques et des processus reproductibles. Dans le monde des entreprises globales, on mesure aussi bien les « technical skills » et les « soft skills », c’est-à-dire qu’on quantifie même ce qui est éminemment qualitatif : la capacité d’empathie, d’écoute, de motivation, de conviction… deviennent des instruments de mesure de la performance. En donnant à une telle technicité une place dominante, on instrumentalise l’humain, on le condamne à être sacrifié à la marche hasardeuse de l’innovation technologique. Et, courant derrière un progrès technique qui serait toujours en avance, à sans cesse et sans répit s’adapter aux nouveaux processus de productivité augmentée. Avec des conséquences dramatiques sur la santé mentale : « burnout », « brown out », dépressions… dont le nombre ne cesse d’augmenter ces dernières années.
Une perspective philosophique de la compétence peut se révéler constructive. En somme, cesser de concevoir les compétences comme des résultats pour les regarder et les faire vivre comme des commencements. Cesser de traiter les compétences comme si elles étaient des choses, comme si elles étaient des instruments dont on pourrait calculer la puissance et les limites. Une compétence est bien plus qu’un instrument potentiel, c’est une capacité d’action inspirée. Pour échapper aux pièges et aux conséquences d’une culture excessive de l’efficacité instrumentale, nous avons à découvrir une culture de la fécondité, qui trouve sa légitimité, au-delà même de la collaboration, dans la co-action des participants. En d’autres termes, établir une culture de l’entreprise qui fasse de la transformation créatrice de soi la condition de la production – et non l’inverse !
Est-ce renoncer aux objectifs de performance et aux nécessités de compétitivité ? Non, bien entendu. Dans l’environnement compétitif des entreprises, cela serait économiquement illusoire et même destructeur. Mais il s’agit d’y mener les équipes par une autre voie, par une autre motivation, une autre perspective. Ainsi la mission propre du dirigeant d’entreprise est moins d’ordonner que d’augmenter le potentiel d’une organisation. De sorte qu’il investit chacun des co-dirigés d’une véritable capacité d’agir. Le leader doit avant toute chose capabiliser, c’est-à-dire faire fructifier les dispositions en leur fournissant des occasions de développement et de déploiement. Un leadership qui provoque la capabilité n’encourage pas, ne favorise pas l’émulation mais l’autonomie des initiatives intégrée dans l’harmonie des volontés, et restaure en chacun une puissance collective d’action.
Ne donnant pas de « recette » toute faite, la philosophie offre une source d’inspiration, de vision et de légitimité pour relever les grands défis qui attendent les entreprises : redonner du sens au travail, penser la place des intelligences artificielles dans l’entreprise, établir leurs programmes de responsabilité sociale et environnementale. En d’autres termes : loin d’être l’affaire de rêveurs quelque peu oisifs, la pratique de la philosophie est indispensable, même essentielle, à l’action de l’entreprise. Indispensable pour structurer les valeurs de l’organisation, repenser ses pratiques de leadership, donner du sens et de la légitimité à son action dans et sur le monde.
Romain Leroy-Castillo
Diplômé d’un Master de philosophie à l’université Paris-Sorbonne, de l’ESCP-Paris et de Sciences-Po Paris, Romain Leroy-Castillo a travaillé 10 ans dans le conseil chez Ernst & Young et depuis 8 ans dans la gestion d ‘actifs au Crédit Suisse. Il est co-auteur avec sa mère Monique Castillo (philosophe spécialiste du monde de l’entreprise) du livre La Raison d’agir
(Vrin, 2023).