Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Le temps est notre affaire humaine. Nous vivons par lui, avec lui et redoutons d’être sans lui – quand nous serons sans nous. Tout s’accélère à l’approche de la mort. Le temps prend alors une importance démesurée, extensive, vitale. C’est ce que le philosophe Damien Le Guay nous explique dans cet article. Il ne nous dit pas qu’il y a alors seulement une course contre la montre. Pour lui, apparaissent alors différentes manières de négocier des ajustements nécessaires pour donner de l’épaisseur au temps qui reste.
Partons d’une invitation stimulante d’Emmanuel Levinas. En 1976, quand il fait un séminaire, en Sorbonne, sur « la mort et le temps », il prend le contre-pied de Martin Heidegger qui réduit l’homme à un être-pour-la-mort. Pour le Philosophe de Être et Temps, « la mort signifie ma mort au sens de mon anéantissement¹ ». Dès lors « le mourir » n’est pas ce qui advient dans « les derniers moments » mais la caractéristique de l’homme, de son être. Le néant est le destin de l’Être.
Levinas, lui, au contraire, insiste sur « la mort comme question », comme « énigme ». Il souhaite ouvrir le monde « aux autres hommes » et le temps à sa pluralité vivante. Cette dimension éthique du temps le conduit à une invitation : « il y a dans tout cela […] une invitation à penser la mort à partir du temps et non plus le temps à partir de la mort² ». Plutôt que de réduire la mort au néant et de confondre le Temps et l’Être, reconnaissons que la conscience prévaut sur le temps mécanique – conscience de ma responsabilité, de l’amour, de ma dépendance vis-à-vis des autres, de mon ouverture au monde. Le temps est une composante de ma conscience. La mort est un rétrécissement du temps, mais, surtout, elle tient en elle-même son propre débordement d’avenir – à la fois au sens de ce qui advient, du futur désiré et d’un temps sans limite. L’avenir est un horizon de pensée qui demeure (comment ? tout est là) quand la mort s’annonce.
En prenant appui sur cette invitation de Levinas (penser la mort à partir du temps) développons ici deux intuitions de travail. Toutes les deux souhaitent prendre part à une attention inédite, dans le temps du soin, à l’égard du temps qu’il importe de soigner. Prendre soin du temps est une composante du soin lui-même.
Première intuition : la mort est l’expérience par excellence du temps.
Le peu qui reste à vivre acquiert une densité sans équivalence. Jusqu’alors il semblait inépuisable ; désormais il est compté, et donc il compte plus que jamais. Dès lors, le temps est douloureux. Il fait souffrir – à la fois celui qui va mourir et ceux qui sont tout autour. Jusqu’alors nous pouvions nous soustraire à son joug. Désormais, l’épreuve d’une mort imminente est une épreuve avec, dans, et contre le temps. Épreuve d’une jouissance tragique, d’un plaisir dramatique. Le poète Jean-Paul de Dadelsen, mort jeune d’un cancer en juin 1957, associe notre vocation humaine à l’épreuve du temps : « Nous sommes nés, dit-il, pour porter le temps, non pour nous y soustraire³ ». La mort à venir nous contraint à porter le temps sans échappatoire possible, sans divertissement, sans insouciance. Elle est l’épreuve des épreuves d’un temps à porter – comme on porte sa croix. On peut même se demander si la mort n’est pas une naissance – une prise de conscience qu’il nous faut « porter » le temps et non nous y soustraire et ce, sans doute, pour la première fois. Mais aussi une co-naissance avec, dans l’urgence, l’acquisition d’une sagesse particulière, d’un savoir spécifique, d’une naissance au peu qui reste à vivre et à soi-même. C’est comme si, ultima, une session de rattrape nous était offerte pour « rattraper » le temps perdu des soustractions incessantes. Enfin, nous voilà confronté à notre vocation de devoir porter le temps – temps qui ne nous porte plus mais que nous devons porter. Et cette vocation retrouvée retrouve le propre du temps. Cette rencontre fait naître, dans la douleur, une manière d’être sensible, d’être rendu sensible à ce qui est « irréversible ». Pour le philosophe Louis Lavelle « le caractère le plus essentiel du temps » est bien cette « irréversibilité » qui, en nous, exacerbe notre sensibilité « moins par le don nouveau que chaque instant nous apporte que par la privation de ce que nous pensions posséder et que chaque instant nous retire⁴ ». Jusqu’alors le temps apportait la vie ; à présent le temps nous retire de la vie – au sens à la fois d’une soustraction progressive et d’une retraite définitive annoncée. Il y a là une épreuve de vérité. La plus fulgurante épreuve de vérité de toutes les épreuves de vérité que nous avons à vivre.
Seconde intuition : le soin se déploie dans le temps et est inséparable d’une attention particulière portée au temps lui-même.
Les personnes se soignent dans et avec le temps ; mais pour ce faire, il faut prendre soin du temps. On pourrait même aller jusqu’à développer, en préalable à tous soins, un care du temps, une manière de prendre soin du temps pour laisser le temps du soin se déployer. Car, soigner les personnes revient à soigner le temps. Celui qui soigne le temps, soigne les soins donnés à une personne. Qu’est-ce à dire ? Un temps maltraité, sauvagement traité, expédié, saturé de bruits, un temps qui n’est pas préparé, aménagé et mis en scène n’est pas en mesure de devenir accueillant. « Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs » nous avertit La Rochefoucauld⁵. De la même manière, quand le temps ne trouve pas son repos en lui-même, inutile de le chercher ailleurs et inutile de prodiguer des soins. Les conditions d’administration des soins sont parties prenantes des soins. Et le temps, un temps ralenti, choyé, enveloppé de silence, gorgé d’émotions, contribue à l’efficacité des soins – des soins, des rites, des accompagnements, des paroles dites et des mots échangés.
Que dire alors de cette ambition de soigner le temps – ce que je nomme ici le « care du temps » ? Elle suppose : 1) De considérer ce changement de notre conscience du temps – passage d’un régime de quiétude temporelle à un régime d’inquiétude, d’oubli à un régime d’angoisse. 2) De voir qu’il y a une sorte de surchauffe de temporalité – le temps avance tout seul contre nous vers la mort, alors que nous avons les deux pieds sur le frein et voudrions suspendre l’inéluctable. Alors les freins chauffent – à savoir tout notre système de protection psychique qui, nous dit Sigmund Freud, instaure une croyance en notre propre immortalité. 3) D’envisager de soigner l’angoisse d’un temps compté et donc de réduire le pouls accéléré de notre conscience du temps. Comment faire « baisser la pression » temporelle et tenter de remettre le flux du temps dans son lit ? 4) De trouver les voies et moyens d’aménager un temps apaisé, de quitter les torrents agités de l’urgence pour la douceur des fleuves lents. Seule cette douceur retrouvée est propice à l’écoute, à la parole et à tous les soins du corps et de l’âme. 5) Tout ce travail sur le temps, avec le temps et dans le temps, est une autre manière d’étendre sur le patient une cape de protection et de réanimation pour l’aider face aux échéances inéluctables qui arrivent. Souvenons-nous que le « palliatif » est, étymologiquement, un pallium, une cape, un manteau, et, dans la tradition catholique, un ornement liturgique. La cape protège, le manteau réchauffe, l’ornement liturgique nous fait entrer dans une sacralité. Là, à côté de la tente à oxygène, l’ambition palliative est de dresser une tente de dignité en établissant une tente de décélération du temps pour aménager un autre temps – le temps du mourir en dignité palliative. Pour reconquérir sa dignité, encore faut-il entrer, en quelque sorte, dans un caisson de décompression temporelle. Ainsi, le mot d’ordre du palliatif serait celui de Lamartine : « ô temps, suspends ton vol ! » – surtout quand le vol nous pousse, comme cela est indiqué au début du Lac, « dans la nuit éternelle emportés sans retour » et qu’il importe, de « jeter l’ancre » au moins « un seul jour⁶ ».
1 Emmanuel Levinas, Dieu, La mort et le temps, Paris, Grasset, 1993, pp. 60-61. 2 Ibid., p. 119. 3 Jean-Paul de Dadelsen, Bach en Automne, dans Jonas, Paris, Gallimard, 1962, p. 23.4 Louis Lavelle, Du temps et de l’éternité, Paris, Aubier-Montaigne, 1945, p. 126. 5 François de La Rochefoucauld, Maximes et réflexions diverses, Paris, Gallimard, 1976, maxime éliminée 60, p. 142. 6 Alphonse de Lamartine, Le Lac, cité par Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, Paris, Hachette, 1961, p. 255.
Damien Le Guay
Philosophe, éthicien, conférencier. Maitre de conférences à HEC, Damien enseigne aussi à l’espace éthique d’Ile-deFrance et à l’espace éthique de Picardie. Membre du CNOF (Conseil National des Opérations Funéraires) piloté par le ministère de l’Intérieur, Membre du CA de l’ASPFondatrice (soins palliatifs), ancien membre du comité scientifique de la SFAP – soins palliatifs, membre du Conseil Scientifique de la fondation Clariane Aimer Soigner.Damien a publié différents livres sur la Mort dont Le fin mot de la vie – contre le mal mourir en France, Éditions du Cerf, 2014 ; Les morts de notre vie, Albin Michel, 2015 (avec Jean-Philippe de Tonnac.), ou encore Quand l’euthanasie sera là…, Salvator, 2022.