Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en octobre-décembre 2020
ATD Quart Monde est à l’origine d’une entreprise dont l’un des principaux enjeux est de répondre à un pari vertigineux : le refus inconditionnel de licencier. L’ancien directeur et l’actuel nous partagent les raisons et les bienfaits de ce mode de fonctionnement.
Pour le mouvement ATD Quart Monde, l’aspiration de chaque homme à être reconnu comme un membre utile à la société est essentielle à sa dignité. Aussi, depuis sa création, ATD a conduit différentes expérimentations dans le but de permettre l’accès de tous au travail et à la formation professionnelle.
L’objectif de « Travailler et Apprendre Ensemble » (TAE), entreprise solidaire créée en 2002, est de repenser le management d’équipe avec des travailleurs qui sont exclus du monde du travail, de rechercher des façons d’organiser le travail et les relations entre collègues qui ne laissent personne de côté, afin que l’entreprise vive et devienne aussi un lieu de fraternité, un lieu de partage des savoirs et de fierté.
Les enseignements de TAE, après près de vingt années d’expérimentation sont tout d’abord que personne n’est inemployable. À une exception près, tous les salariés recrutés à TAE ont réussi à s’y intégrer durablement, alors que, pour la plupart, ils avaient été rejetés par le monde économique. En outre, ils nous ont montré que le choix de proposer systématiquement un CDI à tous est extrêmement positif. D’une part, la sécurité d’un emploi stable permet à chacun de reprendre pied dans sa vie professionnelle, familiale, sociale… et d’autre part l’engagement fort des salariés, obtenu grâce à ce CDI, permet de développer une grande culture de co-responsabilité au sein de l’entreprise. Enfin que les travailleurs qui ont vécu l’inactivité subie et prolongée, la précarité, l’échec, l’humiliation, ont un savoir d’expérience unique. Ils ont acquis une sensibilité particulière à certaines valeurs, comme l’attention portée aux relations humaines, le respect, la solidarité… Ils détiennent ainsi les clés pour inventer un autre modèle de management. Rejoints à TAE par d’autres travailleurs qui n’ont pas leur vécu, et qui possèdent par ailleurs d’autres sécurités, ils savent imaginer des façons innovantes, plus humaines et solidaires, de concevoir le travail et les relations dans l’entreprise.
À partir de ses acquis, TAE développe un cursus de formation, intitulé « Manager sans exclure », destiné aux managers opérationnels de toute entreprise visant à développer leur capacité à manager et à tirer le meilleur parti d’équipes de salariés à forte mixité sociale, basé sur les principes de fonctionnement de TAE : Construire l’entreprise avec les salariés La participation de tous à la vie de l’entreprise, depuis le choix des activités à développer jusqu’à la gestion de celles- ci au jour le jour. La participation de tous n’est pas habituelle dans nos sociétés, et en particulier la participation des plus exclus. Ce n’est pas qu’une question de formation. Il y a une question d’expérience personnelle, de rencontre personnelle avec les personnes les plus en difficulté. Si on a l’intention, mais que l’on n’a pas le savoir-faire pour communiquer avec la personne, on risque de se dire à un moment donné : « Ce n’est pas possible, je n’y arrive pas » et on va faire marche arrière.
Faire confiance
La valeur principale de TAE est la confiance. Cette confiance ne peut se développer si le sens du projet, qui est d’accueillir le plus exclu, n’est pas rappelé très régulièrement à tous les salariés. Pour que chacun accepte les différences au sein de l’entreprise (différences de rythme de travail, de capacités, de cultures, de sensibilités aux autres, etc.), il faut qu’il se sente accueilli lui-même tel qu’il est, qu’il sente qu’on lui fait confiance.
Embaucher le plus exclu
À TAE, le plus éloigné de l’emploi fédère le groupe. Ce qui unifie, c’est la compréhension que l’on a de la situation de l’autre. Si on observe quelqu’un uniquement par l’angle de sa violence, on a envie de le licencier sans se poser de questions. Si on le voit comme quelqu’un de fragile, qui a des limites et dont la violence est une manifestation de la fragilité, on a un regard plus bienveillant, sans être laxiste – et notre regard influesur le comportement de la personne. Maintenir le plus éloigné de l’emploi dans l’équipe rassure tous les autres : « Si la direction le garde, moi aussi je serai gardé, même s’il m’arrive de faire des erreurs. »
Le plus éloigné de l’emploi est source de fierté pour ses collègues de travail quand ils réussissent à l’accompagner dans son travail, à lui faire faire de belles choses – une tâche bien réalisée, une responsabilité nouvelle assumée –, quand ils le voient fier lui-même de ses progrès.
En revanche, si l’entreprise rejette certaines personnes, elle risque de peiner à faire cohabiter les salariés les plus forts avec ceux qui rencontrent des difficultés. Les premiers seront tentés de demander l’exclusion du « maillon faible ». Quand on exclut celui-ci, c’est une autre personne qui devient le maillon faible, dont l’exclusion est demandée par les plus forts. Tant que le phénomène d’exclusion n’est pas radicalement éliminé, personne n’est à l’abri !
Ne pas licencier
La logique du contrat de travail dans le système actuel est une logique de subordination, une relation dominant/ dominé. À TAE, le licenciement n’étant pas une option, les directeurs doivent dépasser cette relation traditionnelle. C’est une relation d’une autre nature, plus horizontale, qui s’est mise en place au sein de TAE, illustrant la pensée de la philosophe Simone Weil : « Aimer, c’est renoncer au pouvoir que l’on a sur les autres ».
Se passer de chef d’équipe
Le souhait de ne pas instaurer de relations dominant/dominé et la volonté de miser sur la créativité des personnes, de les faire monter en compétences, de les faire participer le plus largement possible à cette aventure collective, se traduisent par la décision de ne pas s’organiser avec des chefs d’équipe. À TAE, toutes les équipes de production fonctionnent en autogestion.
Miser sur la capacité des salariés à progresser
TAE mise sur la capacité des salariés à progresser, à avoir envie de se former, à gagner en autonomie et en confiance. TAE les encourage et les accompagne.
Construire une aventure collective
Une fois embauchés, les salariés sont d’abord mobilisés par ce qu’ils peuvent retirer personnellement de leur embauche. C’est humain. Peu à peu, ils deviennent plus collectifs et participent au projet social qui est l’accueil de tous. Pour certains, cette évolution peut prendre quelques semaines,pour d’autres il faudra patienter parfois plusieurs années.
Parmi les éléments qui favorisent la création d’un collectif rassurant, on peut citer la fixation d’objectifs par équipe et non individuels, le souhait de développer la polyvalence ou encore l’instauration de temps collectifs.
Être exigeant et bienveillant à la fois
La bienveillance et le respect des différences sont mis en œuvre au quotidien. Il faut apprendre à vivre ensemble. On porte à TAE une très grande attention aux absents, malades, … Mais TAE porte aussi une exigence d’investissement dans le travail, qui s’observe en particulier dans le respectdes horaires de travail. On cherche aussi à amener les personnes à se dépasser sans être dans le stress, dans l’idée de donner le meilleur d’elles-mêmes. Tous les mois, on fait part aux salariés des chiffres globaux de production.
Sortir de la dictature du temps
Accepter de donner à chacun le temps qu’il lui faut pour prendre confiance en lui, pour comprendre le sens du projet collectif et accepter d’apporter le meilleur de lui-même à TAE.
Sortir de la dictature de l’économie
À TAE, on pense d’abord à l’humain, car on sait que l’économique nous sera donné de surcroît. C’est un investissement social et humain payant à moyen terme, mais qu’il faut accepter de financer au départ.
Didier Goubert
Ancien dirigeant de TAE et membre d’ATD Quart Monde, Didier Goubert est co-auteur du livre Zéro chômeur ! (Éditions de l’Atelier, 2019).
Pierre-Antoine Béraud
Ingénieur de formation, Pierre-Antoine Béraud a pris des responsabilités dans des structures d’insertion avant de rejoindre l’équipe de direction de TAE en 2007.