Où l’on apprend qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi

par | 31 Août 2023 | Autres

Éric FIAT

Philosophe, professeur des universités (Paris XII – Gustave Eiffel).

Ce n’est certes pas là une vérité inédite. Qui sait son La Fontaine en est averti depuis longtemps :

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : 

On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

De cette vérité deux Fables feront foi,

Tant la chose en preuves abonde.

Entre les pattes d’un Lion

Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.

Le Roi des animaux, en cette occasion,

Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.

Ce bienfait ne fut pas perdu.

Quelqu’un aurait-il jamais cru

Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?

Cependant il advint qu’au sortir des forêts

Ce Lion fut pris dans des rets,

Dont ses rugissements ne le purent défaire.

Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents

Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.

Patience et longueur de temps

Font plus que force ni que rage.

Certes le monde peint par La Fontaine est assez dur, où tous êtres semblaient vivre sous le régime d’une unique alternative : manger ou être mangé, that was the question. Certes encore on voit que ce qui venait corriger la dureté dudit monde, ce n’était pas les élans de cœurs aimants vers les plus vulnérables – mais le souci de l‘intérêt bien compris. Certes enfin en ce monde peu songeaient à remettre en question l’idée d’une inégalité ontologique entre « Grands » et « Petits ».

On espère ne plus vivre en tel monde. Mais qui ne voit qu’il suffit de peu de choses pour qu’on y vive à nouveau ? Peu de choses ? Oui : l’irruption d’un virus létal à moins de 0,5 %, mais qui entraîna une crise sanitaire puis économique telle qu’il n’est pas impossible que dans les entreprises chacun soit de nouveau ramené à l’alternative du eat or be eaten ; que de nouveau des hommes soient considérés comme petits par d’autres qui se croient grands ; qu’enfin chacun ne soit plus mu que par le souci de son intérêt. Point besoin d’être devin pour deviner qui risque d’en faire les frais dans l’univers du travail : les plus vulnérables des hommes – et on imagine la cour sans miracles où risquent de se

rassembler handicapés visibles ou invisibles, dépressifs ou psychotiques, migrants ou manants, fatigués ou démodés, ventripotents ou bien sans-dents – en cette cour rassemblés parce que jugés définitivement inemployables.

Alors le patient effort pour qu’à eux la dignité de travailleur soit accordée risque d’être bien vite oublié.
À cet effort nous semble d’abord avoir concouru le christianisme, ensuite le kantisme, enfin l’hégélianisme.

Le christianisme s’opposa à l’idée antique selon laquelle la vulnérabilité est une indignité. Jugé indigne de vivre par le pater familias l’enfant difforme, que l’Antiquité morphophile voyait comme une menace. Jugés indignes de devenir citoyens le barbare, l’esclave, la femme ou bien encore l’homme laid ou estropié. Rappelons- nous tous les remèdes qu’utilisa Thétis pour cacher la vulnérabilité de son fils Achille, dont un oracle avait dit qu’il mourrait à Troie d’une flèche au talon. Mais tous échouèrent : pour qu’il fût invulnérable il eût fallu qu’Achille soit arraché à sa condition d’homme et Thétis n’avait pas le chiffre de cet arrachement. En l’homme la mort finit toujours par trouver la faille dans l’armure, le lieu vulnérable dans le corps invulnérable, la partie démunie de la forteresse. Or si l’hellénisme regrette cette vulnérabilité, le christianisme l’assume, qui adore un Dieu blessé qui par kénose s’est fait le plus vulnérable des hommes, pour que nul ne doute de sa dignité d’être aimé.

Le kantisme devait laïciser cette idée, qui ne fonde plus l’affirmation de l’égale dignité des hommes sur leur ressemblance d’avec le visage de Dieu, mais sur la pleine présence en eux de la loi morale. Tous les hommes donc doivent être respectés, c’est-à-dire n’être jamais traités simplement comme des moyens mais toujours en même temps comme des fins en soi. Comme le dit D. Folscheid : il n’est pas dit dans la définition de l’être humain qu’il doive servir à quelque chose. De sorte que même le bon à rien, que dis-je ?, même celui qui n’est pas seulement bon à rien, mais mauvais à tout (comme disait avec mépris l’épicier joué par Charpin de son neveu joué par Fernandel dans Le Schpountz de Pagnol) a droit de cité dans le règne des fins.

Fort bien ! Mais pareil jugement risque de passer à-côté du besoin humain de se sentir utile au monde pour se sentir digne d’y vivre. Et précisément Hegel fut le premier à montrer comment le travail travaille à faire un homme en même temps qu’une chose. Par la maîtrise de la nature qu’il trouve dans son travail, l’esclave s’affranchit et conquiert le sentiment de sa dignité : fierté légitime de l’enfant handicapé dont le public vient regarder les créations, où il se reconnaît et est par les autres reconnu.

« Travailler, c’est satisfaire un besoin social. C’est répondre à l’attente des autres. Notre vie devient de la sorte un indispensable complément de la leur. Ce que nous produisons est si nécessaire à leur vie que sans nous ils sont en manque d’eux-mêmes. Chacun a donc besoin du travail des autres pour être soi.» 1

Nature « eucharistique » de la division du travail : le don généralement anonyme, si discret qu’il en est presque clandestin, de son propre travail aux autres allège leur vie en même temps que la nôtre. Mais terminons par là où nous avons commencé : la seconde fable annoncée a le mérite de ne pas confronter le Grand et le Petit, le censément invulnérable et l’évidemment vulnérable, mais deux animaux ayant chacun sa part de vulnérabilité :

Le long d’un clair ruisseau buvait une Colombe, Quand sur l’eau se penchant une Fourmi y tombe. Et dans cet océan l’on eût vu la Fourmi S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La Colombe aussitôt usa de charité :
Un brin d’herbe dans l’eau par elle étant jeté,
Ce fut un promontoire où la Fourmi arrive.
Elle se sauve ; et là-dessus
Passe un certain Croquant qui marchait les pieds nus. Ce Croquant, par hasard, avait une arbalète.
Dès qu’il voit l’Oiseau de Vénus
Il le croit en son pot, et déjà lui fait fête.
Tandis qu’à le tuer mon Villageois s’apprête,
La Fourmi le pique au talon.
Le Vilain retourne la tête :
La Colombe l’entend, part, et tire de long.
Le soupé du Croquant avec elle s’envole :
Point de Pigeon pour une obole.

Où l’on apprend que l’assomption de sa propre vulnérabilité comme l’attention à celle de l’autre peuvent concourir à faire du monde du travail un monde plus humain.

Article extrait de la revue Pour un monde plus humain, n°2 : Emplois et vulnérabilités

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