Une invitation à garder ou retrouver le goût des choses, des petites choses, des petits événements qui nous font ressentir que nous sommes vivants, que la vie nous appelle, en nous et autour de nous.
Petites choses qui peuvent si nous y prêtons attention se transformer en émerveillement et donc en joie : un morceau de musique, un oiseau que nous apercevons depuis notre fenêtre, le passage d’un livre, un fruit délicieux, un geste d’affection, un regard souriant, une parole échangée, une pensée qui nous surprend et nous rend présents de merveilleux paysages ou souvenirs avec des êtres aimés…
Une invitation donc à vivre au présent, et ainsi apprécier, savourer, croquer, se délecter de tout ce qui peut nous élancer, animer ou ranimer, car « a la vie éternelle celui qui vit dans le présent* ».
Une invitation à faire de nos manques actuels, de nos incertitudes, une source joyeuse de désirs qui transformeront l’avenir… mais aussi notre aujourd’hui.
Beau voyage !
*Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus
S’inspirer par l’art pour retrouver le goût des choses
Peintre, illustrateur et sculpteur, Albert Auguste Fourié (1854-1937) est un artiste français de style néo-impressionniste.
Respirer par la poésie…
Les pas
Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux ! … tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser,
A l’habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n’était que vos pas.
Paul Valéry (1871 – 1945), Charmes, 1922
…la littérature…
On entre dans la cave. Tout de suite, c’est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur les claies – des cageots renversés. On n’y pensait pas. On n’avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l’âme. Mais rien à faire. L’odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ?
Les fruits ratatinés doivent être délicieux, de cette fausse sécheresse où la saveur confite semble s’être insinuée dans chaque ride. Mais on n’a pas envie de les manger. Surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l’odeur. Dire que ça sent bon, que ça sent fort ? Mais non. C’est au-delà… Une odeur intérieure, l’odeur d’un meilleur soi. (…)
Mais le parfum des pommes est plus que du passé. On pense à autrefois à cause de l’ampleur et de l’intensité, d’un souvenir de cave salpêtrée, de grenier sombre. Mais c’est à vivre là, à tenir là, debout. On a derrière soi les herbes hautes et la mouillure du verger. Devant, c’est comme un souffle chaud qui se donne dans l’ombre… L’odeur des pommes est douloureuse, c’est celle d’une vie plus forte, d’une lenteur qu’on ne mérite plus.
Philippe Delerm, La première gorgée de bière, 1997
…entre poésie et littérature…
L’oiseau. Les oiseaux. Il est probable que nous comprenons mieux les oiseaux depuis que nous fabriquons des aéroplanes.
Le mot OISEAU : il contient toutes les voyelles. Très bien, j’approuve. Mais, à la place de l’s, comme seule consonne, j’aurais préféré l’L de l’aile : OILEAU, ou le V du bréchet, le V des ailes déployées, le V d’avis : OIVEAU. Le populaire dit Zozio. L’S je vois bien qu’il ressemble au profil de l’oiseau au repos. Et OI et EAU de chaque côté de l’S, ce sont les deux gras filets de viande qui entourent le bréchet.
Leur déploiement nécessite leur déplacement en l’air, et réciproquement. C’est alors que s’aperçoit l’envergure dont ils sont capables (non pour la montrer). Ils étonnent à la fois par leur vol (commençant brusquement, souvent capricieux, imprévu) et par le développement de leurs ailes. A peine a-t-on le temps de revenir de sa surprise que les voilà reposés, recomposés (recomposés dans la forme simple, plus simple, de leur repos). Il y a d’ailleurs une perfection de forme dans l’oiseau replié (comme un canif à plusieurs lames et outils) qui contribuent à prolonger notre surprise…
Francis Ponge,
La rage de l’expression, « Notes prises pour un oiseau », 1953
Helen aimait beaucoup le jardin. Elle aimait l’odeur du chèvrefeuille et celle des roses grimpantes qui montaient le long de la maison. Elle aimait toucher les feuilles épaisses et légèrement piquantes des bordures du buis. Elle sentait sur ses bras, sur ses mains, la chaleur du soleil et elle percevait très bien les vibrations de l’air bourdonnant d’abeilles, ou le rapide passage des oiseaux mouches qui volaient autour d’elle, nullement effarouchés et ravissants.
Au bord du puits, le jardinier était précisément en train de tirer de l’eau. Ann conduisit Helen auprès de lui, et remit encore une fois la fameuse tasse dans les mains de l’enfant, puis elle fit couler un peu de l’eau du seau dedans. Le premier réflexe d’Helen, furieuse, dut de jeter la tasse. Mais elle aimait la sensation de fraicheur qui régnait au bord du puits, et elle aimait le froid de l’eau. Elle s’amusait souvent à faire couler de l’eau sur sa main. Ann prit alors cette main et y épela le mot : E-A-U, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Brusquement, Helen laissa tomber la tasse. Elle demeura absolument immobile, rigide, respirant à peine. Elle SAVAIT. Elle avait compris, elle avait enfin compris ! Une sorte de révélation confuse, puis très claire, lui était venue soudain, une pensée nouvelle s’était mise à tourner dans sa tête :
« E-a-u ! e-a-u ! cette chose merveilleusement fraiche, cette chose amie, c’était e-a-u ? »
Lorena A. Hockok, L’histoire d’Helen Keller, 1997
…la philosophie…
Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état (le désir) se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux.
En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, le modifie à son gré, et c’est ce qui fait de l’imagination sa passion la plus douce. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Et voilà pourquoi le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII, 1761
On ne peut dire, à proprement parler, qu’il y ait trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être serait-il plus juste de dire : il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. Ces trois choses existent en effet dans l’âme, et je ne les vois pas ailleurs : le présent des choses passées, c’est leur souvenir ; le présent des choses présentes, c’est leur vue actuelle ; le présent des choses futures, c’est leur attente.
Augustin, Confessions, XI, xx, 397-401
Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours. Ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Nous sommes si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient.
Pascal, Pensées, B172, 1669
Le goût des choses et la temporalité selon Wittgenstein
“Où va le présent quand il devient passé, et où est le passé ?”. Dans quelles circonstances cette question a-t-elle quelque chose de séduisant ? […] Il est clair que cette question survient le plus facilement quand nous nous préoccupons de cas où des choses s’écoulent devant nous, comme des rondins qui descendent le cours d’une rivière.
Dans un tel cas, nous pouvons dire que les rondins qui sont passés devant nous sont tous en aval vers la gauche, et que les rondins qui passeront devant nous sont tous en amont vers la droite. Nous utilisons alors cette situation comme comparaison pour tout ce qui se produit dans le temps, et incorporons cette comparaison dans notre langage lorsque nous disons “l’événement présent passe” (un rondin passe), ou “l’événement futur va arriver” (un rondin va arriver). Nous parlons du flux des événements et aussi du flux du temps, la rivière sur laquelle les rondins descendent. […]
Ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement.
Wittgenstein, le Cahier Brun, 107-108, 1934-1935
Si on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité alors a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. (6. 4311)
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921
S’inspirer par la musique et retrouver le goût des choses
La musique de l’inspiration de cette semaine nous est offerte par Bïa, une chanteuse brésilienne qui vit entre la France et le Québec, et nous transporte, en français, sur une ballade très apaisante issue de l’album Sources, édité en 2000.
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