Garder le lien. Malgré les gestes barrière et la distanciation sociale rebaptisée physique quand a été dénoncé le risque dramatique d’isolement des personnes qui lui était sous-jacent.
Comment ? Pourquoi ? Mais quels liens ? Qu’est-ce qui nous relie au juste ?
C’est ce que nous vous proposons d’explorer cette semaine. Un voyage au fil des liens, visibles ou invisibles, immanents, éternels, essentiels… qui nous unissent aux autres êtres mais aussi aux autres espèces, à la nature et au Cosmos. Tout est lié, nous le voyons aussi par la crise que nous traversons qui touche le monde et chacun de manière intime. L’heure nous semble alors à l’unité, à la synthèse, à la générosité pour sortir ensemble et grandis de cette épreuve mais aussi pour honorer enfin pleinement la dimension relationnelle de l’Homme.
Beau voyage !
S’inspirer par l’art pour créer du lien
Respirer par la poésie…
L’invisible lien
L’invisible lien, partout dans la nature,
Va des sens à l’esprit et des âmes aux corps ;
Le chœur universel veut de la créature
Le soupir des vaincus ou l’insulte des forts.
L’invisible lien va des êtres aux choses,
Unissant à jamais ces ennemis mortels,
Qui, dans l’anxiété de leurs métamorphoses,
S’observent de regards craintifs ou solennels.
L’invisible lien, dans les ténèbres denses,
Dans le scintillement lumineux des couleurs,
Eveille les rapports et les correspondances
De l’espoir au regret, et du sourire aux pleurs.
L’invisible lien, des racines aux sèves,
Des sèves aux parfums, et des parfums aux sons,
Monte, et fait sourdre en nous les sources de nos rêves
Parfois pleins de sanglots et parfois de chansons.
L’invisible lien, de la terre aux étoiles,
Porte le bruit des bois, des champs et de la mer,
Léger comme les cœurs purs de honte et sans voiles,
Profond comme les cœurs pleins des feux de l’enfer.
L’invisible lien, de la mort à la vie,
Fait refluer sans cesse, avec le long passé,
La séculaire angoisse en notre âme assouvie
Et l’amour du néant malgré tout repoussé.
Léon Dierx (1838-1912), in Les lèvres closes
…la philosophie…
En son phénotype, son génotype, par son environnement et son évolution, tout organisme porte en soi présence, voisinage ou trace des autres vivants et du monde. Tout se passe comme si telle espèce, dont la nôtre, courait un fil de trame qui rencontre tour à tour mille autres fils de chaîne et quelquefois tous. La communauté des vivants et l’ensemble du monde inerte se projettent obliquement sur cet organisme, nouvelle partie totale.
Michel Serres, Relire le relié, Le Pommier, 2019, p. 212.
Le dualisme … découle, justement, de l’idéal analytique dont le modèle ne cesse de nous orienter depuis l’aurore grecque (…) Nous connaissons sous les lumières de ces distinctions. Or, dès le commencement de ces lignes, j’annonçai la fin de cette ère et le début d’un temps où les synthèses, les liaisons, les réseaux de tous ordres présideront à nos actes et à nos pensées. Pourquoi ?
Parce que tous les problèmes contemporains se présentent comme transversaux par rapport à ces éléments épars, découpés, dispersés (…) et ne peuvent trouver de solutions qu’à plusieurs, représentants d’opinions, de propriétés ou d’expertises divergentes, sous l’influence douce d’un facilitateur, porteur de ce nouvel art de penser. L’art de tisser, voire de nouer, celui de négocier remplacent le discours de la méthode.
Michel Serres, Relire le relié, Le Pommier, 2019, p. 220-221.
« La structure de fait de chaque homme réel ne serait pas concevable si nous l’isolions des liens que d’autres nouèrent avec lui, qu’il noua lui-même avec d’autres. Jamais l’indépendance de l’homme ne cessa d’être mieux qu’une limite apportée à l’interdépendance, sans laquelle aucune vie humaine n’aurait lieu »
Georges Bataille, cité par Ximo Tárrega, in De l’autosuffisance à l’interdépendance, dans Cahiers de Gestalt-thérapie, n° 24, 2009, p.83/110.
I. L’AMITIÉ est une vertu, ou du moins toujours unie à la vertu. Elle est ce qu’il y a de plus nécessaire à la vie ; car il n’est personne qui consentît à vivre privé d’amis, dût-il posséder tous les autres biens. En effet, c’est quand on possède,des richesses considérables, des dignités, et même la puissance souveraine, que l’on sent principalement le besoin d’amis ; car à quoi servirait cette surabondance de biens et de pouvoir, si l’on n’y joignait la bienfaisance, qui s’exerce ou se pratique principalement à l’égard de nos amis, et qui mérite alors les plus justes louanges ? Comment entretenir même et conserver tous ces biens, puisque si l’on est privé d’amis, plus on possède de biens, moins on peut en jouir avec sécurité ? D’un autre côté, si l’on est dans l’indigence, ou dans l’infortune de quelque espèce que ce soit, on ne croit avoir de refuge que le sein de l’amitié. Jeune, elle vous garantit des fautes où l’inexpérience peut vous faire tomber ; vieux, elle vous prodigue ses soins, et vous offre son secours pour l’accomplissement des actions ou des desseins que les infirmités de l’âge vous rendraient impossibles : enfin, s’agit-il de méditer et d’exécuter les actions d’éclat qui n’appartiennent qu’à la force et à la vigueur de l’âge mûr, deux hommes qui marchent unis [comme dit Homère], en sont plus capables.
Aristote, La Morale, Traduction Thurot, Livre VIII
Le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain… Ce n’est pas que l’entrée du tiers soit un fait empirique et que ma responsabilité pour l’autre se trouve par la « force des choses » contrainte à un calcul. Dans la proximité de l’autre, tous les autres que l’autre m’obsèdent, et déjà l’obsession crie justice, réclame mesure et savoir, est conscience. »
Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, 1974
Levinas décrit l’amour comme « une relation avec ce qui se dérobe à jamais, l’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous, il se retire au contraire dans son mystère ».
Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, 1982
Si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. […] Comme nous sommes vivants, j’ai voulu montrer, par l’absurde, l’importance, chez nous, de la liberté, c’est-à-dire l’importance de changer les actes par d’autres actes. Quel que soit le cercle d’enfer dans lequel nous vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brise pas, c’est encore librement qu’ils y restent. De sorte qu’ils se mettent librement en enfer.
Jean-Paul Sartre, commentaires sur Huis-Clos
L’analyse de Emmanuel Delessert
Faire confiance : l’étoffe du lien social
Faire confiance, c’est désigner l’humain comme horizon et faire de la liberté des autres une source possible de sens et de valeur, au sein d’une réalité qui nous met parfois à rude épreuve par sa violence et son absurdité. Mais la valeur de ce geste ne se limite pas à ces situations extrêmes. Faire confiance constitue sans doute, d’une manière plus générale, un fondement essentiel du lien social.
Le lien social désigne une sorte de familiarité immédiate que nous entretenons avec nos concitoyens, même s’ils sont, pour la plupart, de parfaits inconnus. Quand ce lien est fort, loin qu’ils nous apparaissent comme des étrangers, nous voyons spontanément en eux des partenaires ou relais potentiels. A l’inverse, si un tel lien est mis à mal, fracturé, c’est plutôt la différence des autres qui nous saute aux yeux et se présente comme une menace. Réussir à promouvoir une réelle fluidité dans les rapports sociaux est un enjeu important, tant sur le plan politique que sur l’épanouissement de chacun, mais il n’est pas simple d’identifier ce qui contribue à la rendre possible.
Il est difficile, en effet, de comprendre ce qui assure l’unité d’une société, ce qui permet à une diversité d’individus de se lier, de tenir ensemble dans la durée et d’atteindre une certaine forme d’équilibre. […] on peut voir dans la possibilité de « faire confiance » un indicateur fort de la qualité du rapport qui existe entre les membres d’une même société. […] Tout lien social, toute force collective, semblent requérir cette possibilité première de faire confiance, pour que se mette en œuvre quelque chose de neuf.
Un lien de réciprocité
Faire confiance, c’est initier tout autour de soi ces commencements, tisser ces débuts de liens qui n’attendent pas de retour déterminé, mais qui contribuent à les provoquer malgré tout. […]
Le lien social est constitué de toutes ces lignes que nous tendons en direction des autres […] Ces dons, ces ouvertures, ces initiatives sont notre contribution à un monde humain où les libertés se visent, se désignent et se confirment dans une interaction permanente que l’on appelle tout simplement la culture. A la source d’une telle dynamique, faire confiance apparaît comme un geste fondateur, l’initiation spontanée d’une chaîne de conséquences indéfinies où la liberté des autres est, tout autant que la nôtre, invitée et mise en lumière.
Emmanuel Delessert, Oser faire confiance, Desclée de Brouwer, 2015
S’inspirer par la musique et créer du lien
L’inspiration en musique de cette semaine nous est doublement offerte. D’abord par Victor Hugo, auteur de ce poème que nous connaissons tous et par le groupe “Les frangines”, qui reprend ces mots et nous permet de les redécouvrir.
Demain, dès l’aube… par Les frangines :
Faire l’expérience du lien
Il y a vingt ans, le psychologue américain Arthur Aron démontrait qu’un rapprochement s’opérait entre deux inconnus s’ils se regardaient quatre minutes dans les yeux. Partant de là, Amnesty International a réalisé un film d’expérimentation pour rappeler, particulièrement en ces temps qui semblent dominés par les conflits et la division, que voir le monde à travers les yeux d’une autre personne est toujours bénéfique. Ce film intitulé “Look Beyond Borders”, produit à Berlin, part d’une rencontre symbolique d’Européens avec des réfugiés pour devenir une métaphore universelle.
Le point de départ a été l’expérience d’Arthur Aron qui a prouvé que le fait de se regarder dans les yeux pendant quatre minutes pouvait significativement rapprocher deux personnes. Les organisateurs ont décidé d’utiliser ce concept dans le contexte de l’arrivée en Europe de milliers de réfugiés chaque année. Ils ont mené cette expérience à Berlin, près du Checkpoint Charlie, pendant deux jours. D’un côté, il y avait avait des réfugiés (surtout de Syrie) ; de l’autre, des Européens (des Polonais, des Italiens, des Allemands et des Belges) – tous des gens “ordinaires”.
4 minutes dans les yeux d’un réfugié
Les scènes de ce film n’ont pas été pré-arrangées et les personnes qui se sont assises les unes en face des autres ne se sont jamais rencontrées auparavant. L’expérience est entièrement basée sur la spontanéité et le caractère naturel des réactions. Les réfugiés viennent principalement de Syrie et vivent en Europe depuis moins d’un an. Grâce à cette expérience, il a été possible de montrer qu’une rencontre entre des gens qui sont en théorie étrangers l’un à l’autre et issus de cultures différentes peut devenir particulière et profondément inspirante. Les frontières existent entre les pays, pas entre les êtres humains.
L’idée de réaliser ce film est née en Pologne. Le Secrétariat international d’Amnesty International à Londres, ainsi que les sections d’autres pays européens ont participé à l’initiative de la section polonaise d’Amnesty International. Ce film se veut un message européen collectif adressé à tous et toutes à travers le monde. Le projet a été lancé au même moment dans plusieurs pays, par-delà les frontières et par-delà de la situation spécifique de chaque pays.
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