La rue est un monde parallèle

par , , | 2 Août 2024 | Autres

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en juin-septembre 2023

L’Association pour l’Amitié héberge des personnes ayant vécu dans une grande précarité, et notamment des personnes ayant connu la rue. L’association leur propose de vivre en colocation dans des appartements avec des étudiants ou jeunes professionnels qui les aident, par leurs simples échanges et présence, à retisser un lien social fragilisé. Sébastien, Axelle et Martine ont accepté de se confier sur leur expérience de la rue.

Axelle
« Sur un sujet comme celui de la rue, on ne peut pas être le porte-parole d’un autre. On ne peut pas prendre des décisions pour un autre. Dans ce qui va suivre je ne parle pas pour les autres mais pour moi-même. Ce que moi j’aurais souhaité. Personne d’autre.

Pourquoi je me suis retrouvée à la rue ? À 45 balais. Alors que j’estimais être une professionnelle consciencieuse, alors que toute ma vie je n’ai strictement rien demandé aux autres, à mon entourage. Toute une vie à essayer de faire de mon mieux, du mieux que je pouvais du haut de mes 1m 50 les bras levés. Me retrouver sans toit, sans famille, sans ressources, sans téléphone, sans rien ?

On parle beaucoup de la police en ce moment. Je dirais même depuis des décennies mais nos politiques font la sourde oreille. On nous rabat les oreilles en nous disant que la police est là pour protéger la population. Cette « population » concerne-t-elle aussi les SDF ?

Ce que j’aurais aimé durant mon… expérience, mon parcours, j’aurais aimé que ces gens qui sont censés protéger la population viennent me voir pour me demander ce qu’une femme fait toute seule dehors. Jamais. À part me houspiller pour que je dégage, je n’ai jamais rien entendu de tel. Quelques fois, on m’a tendu de l’argent. Pas souvent, mais ça m’est arrivé.

Et ? À part me donner de l’argent, ils ont fait quoi ?

Vous savez qu’on m’a proposé de la nourriture contre du sexe !?

Du sexe. Pour de la nourriture.

Il faut bien distinguer les vrais gens de la rue des fêtards qui finissent leur nuit sous un abri de bus, sur un banc public ou sur une plaque d’égout pour obtenir un peu de chaleur après une nuit bien arrosée, ou des gens qui font la manche la journée. Avez-vous remarqué qu’il y a moins de gens qui font la manche la nuit ? A croire qu’il y a moins de besoin la nuit… ou de SDF… ?

ÉDUCATION ET ACTION SOCIALE 

La rue est un monde parallèle. Avec ses codes, ses lois, ses stratégies, ses différents clans. Arrêtez de penser que chaque personne qui tend la main est un SDF. Paris est championne de la mendicité organisée. 

« La vraie relation se construit en s’asseyant à ses côtés et en étant présent. » 

Oui j’appelle ça de la mendicité organisée. Quand ce n’est pas pour ta survie, il n’y a pas lieu de mendier quoi que ce soit. J’ai fait plusieurs années sans un sou en poche et pourtant, je n’ai jamais pratiqué la mendicité. On me disait que ça rapportait pas mal.

 Peut-être. Mais je ne valide pas. Je ne peux valider. C’est devenu un vrai métier. 

Vous pensez soulager votre conscience quand vous donnez une pièce ou un billet, vous pensez faire une bonne action sans doute. Mais c’est tout le contraire. Vous créez encore plus cette rupture, cette séparation. 

La vraie relation ne se trouve pas dans l’objet que tu donnes à quelqu’un qui te tend la main.

La vraie relation se construit en s’asseyant à ses côtés et en étant présent.

Je pense que la plupart de ceux qui se retrouvent à dormir comme nous dehors ont été jetés, rejetés, refoulés de toutes parts.

Comment nous donner – redonner – confiance en l’humain, aux autorités qui sont censés nous protéger ? Comment peut-on amener de l’humanité là où nous pensions ne plus en trouver ? Comment peut-on recréer un lien avec ces gens-là, dont je fais partie ? Comment donner des moyens humains et matériels pour mettre à l’abri du besoin ces nouveaux êtres humains que nous accueillons chaque jour par centaines aux quatre coins de la planète ? »

Sébastien

« Je n’avais pas loin de 40 ans. J’habitais à Bastille avec ma copine. J’étais en couple, on s’est séparés. À cette époque je voulais être papa et elle travaillait dans l’import-export et pensait à sa carrière en 6 priorité. Après la séparation j’ai perdu mon travail (je travaillais pour la Croix-Rouge et formais les jeunes aux Premiers secours pendant les JAPD), j’ai quitté notre appartement et elle est restée dans le logement.

J’ai d’abord dormi chez des amis et connaissances mais, rapidement, ce n’était plus évident de demander à chaque fois. Quand on est à la rue on ne sait pas où aller, où prendre sa douche, où manger, où dormir, c’est la jungle.

À la mairie, j’ai trouvé un carnet avec des adresses pour savoir où se loger, se laver, manger, etc. Puis une association dans le XVIe qui proposait une douche tous les jours, laverie une fois par semaine (il fallait s’inscrire et bien venir chaque semaine sinon, au bout de trois fois, on ne pouvait plus laver ses vêtements). Dans la rue je ne dormais que d’un œil par peur de me faire agresser et racketter. Des jeunes passaient en voiture et nous agressaient. Pendant trois ou quatre jours parfois il n’y avait pas de maraude et d’un coup le même soir il y en avait trois.

« Tout le monde te regarde. »

À un moment j’étais aux Invalides, c’était plus rassurant que sous un pont. Je suis resté à la rue pendant 5 ans. Vers la fin j’allais chez les Sœurs de Mère Teresa dans le XIe, je leur donnais un coup de main pour éplucher les légumes, faire la cuisine, mettre la table. Parfois je repartais à 17h. Quand il faisait froid ou qu’il pleuvait, j’allais dans les bibliothèques, les galeries marchandes (aux Halles), j’attendais…

Tout le monde te regarde… La plupart de ceux qui étaient à la rue avec moi avait perdu leur boulot, étaient dans l’impossibilité de payer le loyer… J’ai rencontré des médecins et des avocats dans la rue, des anciens chefs d’entreprise dans le BTP, la logistique… des personnes qui se sont endettées. Ça va très vite de tomber.

Ce sont des personnes qui sont très seules aussi, notamment familialement. On s’isole. Moi-même, c’était compliqué avec mes parents qui ne voulaient pas que je sois interne, puis qui ne voulaient pas que je fasse mon service militaire, etc.

Ce qui a été le plus difficile c’était la solitude et l’insécurité, ou encore le fait d’être obligé de changer d’endroits tout le temps pour manger, laver mon linge, j’en ai fait des kilomètres de marche.

Ce qui m’a permis de rester en vie puis de sortir de la rue ça a été les rencontres mais il faut faire attention aux mauvaises (j’ai failli aller dans un squat en banlieue où ça fumait beaucoup, je me suis dit que c’était pas pour moi). Les bonnes rencontres : Marc, un pote qui est toujours à la rue d’ailleurs, il m’a aidé. Les Sœurs de Mère Teresa et puis le Petit Café à la paroisse Saint Ambroise à Paris, le programme « Hiver Solidaire ».

Ce sont les sœurs qui m’ont invité à aller au Petit Café de Saint Ambroise : j’y allais quatre fois par semaine et on partait parfois le week-end pour voir une communauté de sœurs dont une que j’aime beaucoup. J’ai été à Hiver Solidaire à la paroisse de Saint Ambroise puis je suis arrivé à l’APA, le 5 mars 2018 ».

Martine

« J’ai 56 ans. J’ai eu une enfance disons « normale », dans une famille assez modeste. Je voulais devenir infirmière ou aide-soignante et ça ne s’est pas fait parce que mes parents n’avaient pas les moyens de me payer les études. Alors je suis partie travailler sur les marchés, et à 20 ans je suis venu à Paris, j’y ai travaillé 28 ans dans une charcuterie. J’ai un jour perdu mon logement, j’ai vécu à l’hôtel et chez des amis.

Au bout d’un moment ce n’était plus possible, on perd ses moyens, on perd son temps. Je tapais à toutes les portes pour trouver un logement alors que j’avais un salaire, tout ce qu’il fallait. J’ai fini par faire un burn out, j’ai tout quitté, j’ai donné ma démission et me suis retrouvée à la rue dans Paris.

La vie à la rue, c’est l’insécurité. T’es une femme, tu ne sais pas comment tu vas te faire aborder. Parfois je ne savais pas comment réagir… je ne sais pas si c’est une chance mais d’avoir déjà 50 ans je pense que tu es moins sollicitée que certaines nénettes (sic). Un jour je me suis fait voler mon sac, il n’y avait presque rien dedans mais c’était toute ma vie, tout ce qu’il me restait de mon passé. Je n’avais plus rien.

Tu ne peux pas dormir en sécurité, je choisissais les abris de bus parce qu’il y a toujours du monde, donc je m’y sentais plus ou moins protégée. À la gare de l’Est par exemple il y a un centre d’arrêts de bus et donc 8 toujours un vigile, je restais juste à côté d’eux. T’es isolée, tu ne vas pas vers les autres.

La seule chose qui me restait c’était ma carte d’identité, pendant un temps un portable, mais je n’ai vite plus eu de quoi payer le forfait. Le jour où je n’ai plus rien eu, j’ai f ini par avoir faim je suis allée aux Restos du Cœur. Ça fait mal. Je n’avais pas l’impression d’être à ma place. Il y avait tellement de personnes plutôt étrangères, plutôt de couleurs que blanches, et pas beaucoup de femmes… C’est une dame qui est venue me voir en me disant « Si vous avez faim, il faut oser venir nous voir ». C’était difficile les premiers temps mais c’était une première démarche, une main m’était tendue.

« J’appelais mais il y a très peu de place, c’est la loterie, une place se libère tous les 15 jours… »

On m’a demandé d’appeler le 115 pour passer mes nuits à l’abri et pour prouver que je voulais sortir de la rue. Ça m’a pris du temps parce que je n’étais pas prête à faire ces démarches, parce que je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. J’appelais mais il y a très peu de place, c’est la loterie, une place se libère tous les 15 jours… Un jour on m’a proposé de sortir de Paris pendant 5 jours pour aller à Paray-le-Monial… j’ai dit « oui » parce que même si on allait camper ce n’était pas vraiment dormir dehors, pas dans la rue. J’ai alors rencontré une personne de l’Association pour l’Amitié… mais j’avais vécu 30 ans toute seule donc imaginer vivre avec d’autres femmes en coloc… ! Je ne savais pas comment j’allais réagir. J’avais le « profil » pour sortir de la rue parce que je voulais m’en sortir.

Ils m’ont donné une adresse pour que j’aille rencontrer la responsable de l’appart, et celle-ci m’a fait visiter la maison, présenté une autre coloc… Elle m’a montré toute la maison et puis une chambre en me disant :

–  Ça, c’est ta chambre.

– Mais je ne viens pas encore à l’APA, c’est pas tout de suite, on m’a dit qu’il fallait attendre longtemps…

– Ah non non là il y a une place, elle est pour toi !

On ne m’a pas posé de questions sur la raison pour laquelle je voudrais être à l’APA, si j’avais de l’argent pour payer ou pas, je n’ai pas été jugée mais prise telle que j’étais. J’avais plein de problèmes en arrivant… Je me suis dit « Là j’ai ma chambre, mon adresse, mon chez moi… je vais pouvoir repartir de zéro, mais sans être toute seule ! ». La vie n’est pas finie parce que t’es à la rue. Il faut qu’on se secoue nous aussi mais à un moment donné si on ne nous donne pas notre chance, c’est compliqué.

Ce qui m’a aidé c’est de ne pas être toute seule, d’être écoutée par tout le monde. Ce n’est pas tous les jours « bisounours » mais c’est comme une vie de famille. Aujourd’hui je sais que si je me retrouvais à la rue je n’y resterais pas, parce que je ne suis plus seule. L’APA aide à redevenir toi-même et autonome, sans te forcer à aller trop vite dans le parcours. Depuis 2 ans je travaille et malgré ça j’ai le droit de rester. Je les remercie énormément parce que sans eux je ne sais pas si je serais encore là aujourd’hui ». Axelle ROBART Ancienne infirmière, mère de 4 filles, elle se retrouve à la rue lorsqu’elle perd son emploi puis son logement. Axelle est aujourd’hui hébergée par l’Association pour l’Amitié et en recherche d’emploi. 

 

 Sébastien LAURY 

Ancien formateur de premiers secours à la Croix-Rouge, il perd son logement en se séparant de son amie et se retrouve à la rue. Sébastien est aujourd’hui hébergé par l’Association pour l’Amitié et en recherche d’emploi.

 Axelle ROBART

Ancienne infirmière, mère de 4 filles, elle se retrouve à la rue lorsqu’elle perd son emploi puis son logement. Axelle est aujourd’hui hébergée par l’Association pour l’Amitié et en recherche d’emploi.

 Martine

 Ancienne charcutière, elle se retrouve à la rue en perdant son logement. Une fois à la rue, Martine perd aussi son emploi. Elle est aujourd’hui hébergée par l’Association pour l’Amitié et elle a retrouvé un emploi

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Journal “La Croix” du 15 mars 2017