Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Se mettre à l’école des patients âgés, c’est l’injonction de Colombe Storet pour retrouver un bon rapport au temps soignant. Si le monde semble aller à l’encontre du temps lent, la gériatre affirme que ce ralentissement est nécessaire à retrouver pour assurer un soin de qualité, empreint d’humanité.
Chronos ou temps des horloges est le temps tel que nous le concevons généralement, une ligne sur laquelle seraient situés, sur la gauche le point du passé, au centre le présent et sur la droite le point correspondant au futur : une spatialisation du temps. Ce temps est le même pour tous, identique que l’on danse ou que l’on pleure ; que l’on chante ou que l’on espère, que l’on ait trois ans ou que l’on en ait cent. Ce temps des horloges, à l’image de notre société, est surreprésenté à l’hôpital. Pourtant, nul doute que le temps s’écoule différemment selon les Êtres et que les patients âgés, forts de leur vécu, de leur mémoire – ou de son absence – s’inscrivent dans une durée alterne à la nôtre.
Nos pratiques subissent une emprise titanesque du temps, dont le contrôle est omniprésent dans le soin : notre durée de séjour est inspectée, la fréquence respiratoire est calculée, l’hypotension orthostatique est mesurée, la gravité des situations rend parfois pressé. Chaque soignant, face à un ordinateur est muni d’un smartphone : les écrans confirment le temps qui passe tout autant qu’ils hypnotisent et font perdre la notion de temps. Le « temps des écrans » se substitue peu à peu à celui du temps des horloges et multiplie la perte d’attention. Mais ce temps mathématique, chronos hospitalier, est un reflet de notre société, de notre aliénation et accélération¹, de notre relation d’asservissement à ce temps fuyant dont il nous devient impossible de saisir la durée. Rosa nous démontre l’accélération de la modification du rythme de vie dans notre société : comment ne pas appliquer ce propos à nos patients âgés, dont le mode de vie se met à différer de ses proches et soignants, de façon de plus en plus rapide, générant une rupture abyssale dans la cadence de vie. Chronos fractionne le temps en heures, minutes et secondes : une mesure quantitative, identique pour chacun. Cette considération est jugée arbitraire et ne permettant pas de coïncider avec le temps psychologique de l’individu selon Bergson, qui prône la durée, telle une mélodie permettant de ressentir une continuité vivante et évolutive². Le sujet âgé semble mieux saisir cette durée, par le temps de présence d’autrui dont il nécessite, mais également par ce qui fait de lui ce qu’il est : riche de son vécu, ne fuyant pas le présent au profit d’une hypnotisation ou d’une immédiateté.
Si le sujet âgé incarne la durée et puisque celle-ci se joue, se pianote plus lentement en cas d’ennui et d’attente, qu’en est-il de l’attente plurielle, amplifiée par la mécanique hospitalière ? Une attente relationnelle d’abord, lorsque soumis à une passivité contrainte, être moins mobile voire douloureux, impose que les autres viennent à nous en générant une dépendance aussi sentimentale qu’elle n’est fonctionnelle. Une attente réflexive voire existentielle ensuite, quand donner l’impression de ne plus rien attendre peut être empreint de désir quand même : la visite d’un proche, le passage du médecin, le retour du transit intestinal ? En somme, continuer à souhaiter un élément que l’on peut attendre avec certitude : une valeur sûre qui demeure la vie, une forme d’exspecto ergo sum ? Et comme Tolstoï disait d’Ivan Ilitch « son principal souci, depuis qu’il avait consulté le médecin, était […] d’observer attentivement sa maladie et toutes les fonctions de son organisme³ ». Cette attente peut également s’attacher à une forme de quête : ai-je réalisé tout ce pourquoi je suis né ou ai-je encore à attendre de la vie ? Grimaldi se questionne « quand pourrait-on jamais dire d’un homme qu’il a tellement achevé de développer toutes ses facultés qu’il a en quelque sorte épuisé et parachevé toute l’humanité qui était en lui⁴ ? » où se lit la capacité d’être un homme en acte, mais aussi toujours celle d’être un homme abouti en puissance. Enfin comment imaginer le vécu d’attente chez les patients souffrant d’un trouble de la mémoire ? La date, l’heure du repas ou de visite du fils, le décès d’un époux, pourront être rappelés mais l’attente, dans ces situations soumises à l’oubli est insolvable et sera récidivante. La réassurance ou réponse est oubliée, parfois incomprise. L’attente peut être permanente, d’une action dont on a oublié le fonctionnement, d’un examen dont on a oublié l’utilité, d’un enfant dont on a oublié le nom où sans prise sur le temps, le sujet s’insère dans une éternelle boucle de l’attente.
Cette attente de l’Autre semble parfois insatisfaite par l’impatience soignante qui se manifeste par l’absence d’écoute, l’injonction personnelle à répondre à ses propres questions plutôt qu’à celles du patient, quitte à questionner Google® plutôt que celui-ci. Le constat de ce rythme effréné de notre société, la disparition progressive de la patience au sein d’un Monde dont l’attente est fuie permettent de réfléchir aux conséquences sur les pratiques soignantes et nous invitent à sacrer la patience libre comme refus de la précipitation, à imaginer, plutôt qu’un temps vide de sens, un temps libre de tout, une disponibilité, une skholế, comme nécessité à la rencontre et à l’attention. Nous pourrions, pour soigner l’attente de nos patients âgés, nous libérer d’une forme de tyrannie du temps, et ralentir notre Monde en retrouvant le désir de reconquérir cette liberté.
1 Rosa, H., Aliénation et accélération, Paris, La découverte, 2012. 2 Bergson, H., L’Évolution créatrice, Paris, Les Presses universitaires de France, [1907], 1959. 3 Tolstoï, L., La mort d’Ivan Ilitch, Wrocław, OMBand édition, [1886], 2021, p. 31. 4 Grimaldi, N,. Bref traité du désenchantement, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 32.
Colombe Storet
Colombe Storet est médecin gériatre. Elle a pratiqué durant six ans la médecine gériatrique et les soins palliatifs au sein d’une unité de gériatrie aiguë. Elle exerce désormais au sein d’une équipe mobile et une unité de soins palliatifs à Lille.