Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mars 2025
C’est du temps des auxiliaires de vie dont Thibault de Saint-Blancard et ses amis, ont voulu prendre soin en créant Alenvi et Compani, deux organismes qui ont comme objectif de mettre l’humain au cœur du soin, tant dans la formation des soignants que la pratique du soin en elle-même. À travers ces deux expériences, il nous offre un regard concret sur les enjeux du temps et du soin, conditions de lien.
Avec deux amis, nous nous sommes passionnés pour le métier d’auxiliaire de vie, un travail des plus humbles et des plus précieux. Nous avons eu envie de leur rendre hommage mais aussi ou surtout de leur faciliter l’existence. Il nous fallait comprendre les besoins et nous avons créé Alenvi au service des auxiliaires de vie et du lien indispensable au bien-être des personnes malades, dépendantes et des soignantes.
Compani, organisme de formation et de conseil, a été créée pour transmettre notre connaissance et expérience à d’autres acteurs du secteur médico-social, du prendre soin. Comment faire mieux avec les moyens actuels, voire en imaginant moins de moyens ? C’est en se mettant sous contrainte qu’on va être créatif.
Dans 10 ans, il y aura sans doute moins d’auxiliaires de vie. Si nous nous projetons un peu… Les personnes âgées vont sans doute retourner vivre chez leurs enfants. Nous devrons alors développer de nouvelles formes de solidarité car rien ne sera plus comme il y a 50 ans.
L’important est de former les personnes, de développer des formations diplômantes avec des formats hybrides permettant des formations en situation de travail. On recrute et on fait monter en compétences, et ce, en particulier sur la dimension humaine.
Il faut sortir du pur technique pour valoriser le métier, dire que c’est un métier de pointe, d’élite. Exercer des gestes techniques dans des conditions parfois difficiles tout en créant du lien avec des personnes qui ont la maladie d’Alzheimer, ce n’est pas donné à tout le monde ! L’émancipation par le travail doit être visée pour cette profession. C’est cela qui donne du sens, qui engage.
Nous nous sommes beaucoup inspirés de Buurtzorg, entreprise néerlandaise à but non lucratif de soins infirmiers à domicile créée en 2006 par Jos de Blok. Leur philosophie repose sur l’idée que les soignants doivent être bien dans leur travail et dans leur vie. Ils ont donc des équipes de soins de proximité, composées de cinq à douze infirmiers, sur un territoire donné et fonctionnent sur l’auto-gouvernance de celles-ci, la transparence et la responsabilisation des employés1.
Jos de Blok a estimé qu’être infirmier en Hollande ne pouvait se restreindre à : j’ai une tournée à faire et tout est bordé, sous contrainte de temps. Cela fait écho à une phrase ô combien entendue : « Je n’ai pas fait ce métier pour ça, je voulais aider les gens ! »
Les soins infirmiers à domicile ont pour but de rendre les gens autonomes. Cela sous-entend que plus les gens se passeront des infirmiers, plus ils auront réussi leur mission. Or cela ne va pas dans la logique « chiffre » très répandue dans le secteur.
Chez Alenvi, on a mis en place ce modèle. On arrive, on prend un café pour créer du lien… Cela prend donc plus de temps !
Comment est-ce qu’on crée du lien en effet ? Par le temps passé ensemble, par l’échange, l’attention, l’observation, le dialogue, les rires, le partage.
Or le temps va contre la norme. Sur le « marché » du prendre soin, les indicateurs nous freinent, nous empêchent aujourd’hui. Pourtant, le temps investi au départ, on le récupère grandement après2.
Nous avons également co-fondé Biens communs, un concentré du secteur sur un petit lieu où vont vivre ensemble 8 personnes âgées en perte de repères (troubles cognitifs, maladie d’Alzheimer ou apparentées). On accompagne dans ces lieux des personnes qui avaient une espérance de vie assez limitée en EHPAD. Cela suppose des personnes formées. Les familles viennent quand elles le souhaitent. Aide au quotidien, compagnie et activités, sécurité par la présence d’auxiliaires de vie 24h/24 et formées en continu sont les ingrédients principaux tout comme le cadre de vie agréable, convivial, sécurisant et personnalisable par chacun.
Normes, cadre ? Où est l’essentiel ? Il y a bien entendu un cadre qui correspond au Droit du travail et des principes auxquels nous tenons. Ensuite, chaque équipe écrit ses propres règles de travail et définit son organisation. Peut-être est-ce du temps perdu car le bon sens opère et les organisations ou règles se ressemblent. Pourtant, écrire les règles ensemble engage chacun dans son travail totalement différemment.
Les scandales dans le secteur du grand âge ont amplifié encore le goût des normes. Est-ce bien l’unique solution pour assurer le meilleur prendre soin ? Il est indispensable de prendre le temps de la rencontre entre aidants familiaux et aidants professionnels pour se comprendre et identifier ce que l’on peut décider ensemble. Il est important que les auxiliaires de vie puissent exprimer aux familles ce qu’elles n’arrivent pas à faire, leurs difficultés pour envisager à plusieurs des solutions, des aides, des relais. Cela ne peut se faire que dans la confiance.
Nous devons passer d’une logique de contrôle à une mesure d’impact qui ne doit pas se concentrer uniquement sur des aspects quantitatifs !
Nous allons voir, nous espérons, de nouvelles formes de solidarités par les évolutions démographiques comme par celles de l’organisation du travail.
Notre expérience peut servir sans doute plus largement jusqu’au fonctionnement des établissements de santé eux-mêmes. Nous observons que l’interdisciplinarité, la répartition juste des responsabilités et la reconnaissance de tous les acteurs en présence permettent l’engagement de chacun, la fluidité du dialogue et la remontée d’informations précieuses concernant les personnes accompagnées.
Pour ne pas subir, il faut que chaque décision soit comprise. L’Etat comme tous les étages de la gouvernance doivent fixer des cadres et permettre la responsabilité de chacun. C’est la transformation de notre société que nous souhaitons afin que chacun puisse vivre pleinement une des essences de notre humanité : la relation, le lien.
1 Cf. Christophe Bys, « [Lecture] Le koob de la semaine : Reinventing organizations, vers des communautés de travail inspirées de F. Laloux [archive] », sur usinenouvelle.com, 25 mars 2017 (consulté le 7 juin 2024)
2 KPMG, De toegevoegde waarde van Buurtzorg t.o.v. andere aanbieders van thuiszorg. Een kwantitatieve analyse van thuiszorg in Nederland anno 2013, December 2014.
Thibault de Saint Blancard
Thibault de Saint Blancard est entrepreneur social, il a co-fondé la structure d’aide à domicile Alenvi (entreprise à mission agréée ESUS), et l’organisme de formation Compani qui accompagne les acteurs du secteur médico-social à mettre l’humain au cœur de leurs pratiques. Il est co-auteur de La société du lien (Ed. de l’aube).