Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en décembre 2023-mars 2024
Acteur du secteur culturel depuis plus de 20 ans, Philippe Gimet est cofondateur de l’Institut de Coopération pour la Culture. Observateur aguerri des politiques culturelles successives, il revient avec nous sur les moyens de faciliter pour tous l’accès aux arts et à la culture afin d’honorer cette spécificité française qu’est le « droit à la culture ».
Le débat des 40 dernières années sur les politiques culturelles a beaucoup tourné autour des mêmes thèmes, dans les mêmes types de formats et de lieux, dans l’expression des mêmes positions avec les mêmes types d’acteurs qui se renouvellent (voire s’autoreproduisent) par cycles successifs au gré des évolutions des secteurs, des réformes, des campagnes électorales et des crises, laissant penser comme Jean-Michel Lucas, grande figure des droits culturels, que la culture est comme une coquille de noix en mer : elle peut être en haut de la vague ou dans le creux de la vague, elle flotte irrémédiablement au gré des courants, de vents et des tempêtes.
Résultat de cet état si particulier et permanent, cela ne déchaîne pas particulièrement les passions et on entend peu ou prou le même message régulièrement s’exprimer à gauche comme à droite : il faut réenchanter la culture. Aussi généreuse et inspirante soit cette idée du réenchantement, elle dit sans le dire que les politiques culturelles seraient un échec et qu’elles ne joueraient pas leur rôle.
Le plus étonnant est que cette petite musique récurrente semble plaire autant aux progressistes et aux contestataires, aux extrêmes et aux réactionnaires, comme si les politiques culturelles pouvaient être instrumentalisées à volonté, tout en étant l’objet le plus consensuel qui soit.
Ce paradoxe ne parvient pas, malgré tout (et fort heureusement d’ailleurs), à éclipser le rôle fondamental des politiques culturelles dans notre société, et les initiatives essentielles que réalisent les acteurs publics et privés sur le terrain. Encensés et critiqués, aussi anachronique que cela puisse paraître, ces derniers œuvrent au fond pour l’affirmation et la réaffirmation du modèle malrucien1 instaurant le ministère de la Culture et la priorité donnée à l’accès à la culture et aux arts pour tous. En réalité ce n’est pas la politique culturelle en soi qui fait débat, ce sont ses orientations et cela conduit à les questionner tant en termes de bilan que de prospective.
Il est donc essentiel d’affirmer et de réaffirmer qu’il faut considérer la culture comme un bien commun auquel il convient de prêter attention en permanence pour le préserver, le diffuser, le partager, l’encourager, le stimuler, le valoriser. La démocratisation culturelle est un pilier sur lequel repose une partie de notre contrat social du fait du lien et de la cohésion que les politiques culturelles maintiennent, entretiennent et développent en aidant sur tous les maillons de la chaîne de valeurs et de métiers (de la création, de la production, de la diffusion) et sur tous les échelons territoriaux, pour donner à tous la possibilité d’accéder à la culture et aux arts.
À l’heure où tout s’accélère, où l’instantanéité prend le pas sur la réflexion et l’action, où les populismes prennent de plus en plus de place et fournissent un prêt à penser des plus dangereux, il faut le dire avec force, les politiques culturelles ne se reposent pas sur leurs acquis bien au contraire !
En termes guerriers – car la politique est un combat pour des valeurs et des idées – et puisque la guerre est à nouveau sur le continent européen, les politiques culturelles sont un outil formidable pour faire de la culture une arme de construction et de reconstruction massive. Le modèle d’exception culturelle à la française est d’ailleurs un combat pour la diversité culturelle et l’altérité, le dialogue interculturel contre de nombreuses menaces au premier rang desquelles on trouve dérégulation, spéculation, automatisation et standardisation avec leurs effets pervers.
Il est donc essentiel d’affirmer et de réaffirmer qu’il faut considérer la culture comme un bien commun auquel il convient de prêter attention en permanence pour le préserver, le diffuser, le partager, l’encourager, le stimuler, le valoriser.
Tous les poncifs ne le diront jamais avec assez de force de persuasion car l’histoire a en effet tendance à se répéter… Si le flot incessant d’actualités, de fake news, de deep fakes2, de posts, de tweets, de « BFMtisation » de la société pour le dire autrement, nous empêchent d’y voir clair, il suffit de lire et relire régulièrement Le monde d’hier de Stefan Zweig en guise de piqûre de rappel des plus salutaires.
Nous voici en effet à nouveau à la croisée des chemins car notre continent est confronté à des chocs profonds, à des transitions qui s’accélèrent. Un ordre disparaît, un autre est en train d’advenir et nos interrogations précèdent un changement de cap où le futur ne pourra ni se planifier ni s’improviser comme avant.
Dans cet interrègne, les politiques culturelles sont vitales car elles favorisent et accompagnent les évolutions et les adaptations dans tous les domaines, y compris parfois en émettant ou en analysant des signaux faibles qui finissent par devenir mainstream ou qui offrent une alternative aux effets indésirables du mainstream.
Les nombreux observatoires et dispositifs d’observation au niveau de l’État et des territoires outillent et éclairent la réflexion des décideurs sur l’impact de la politique culturelle ou de telle mesure passée ou à venir, et leur permettent de dialoguer avec les acteurs culturels, dialogue qui ressemble parfois à un dialogue de sourd ou à une foire d’empoigne, il faut bien l’admettre, mais dialogue ô combien utile et nécessaire.
En définitive les politiques publiques de la culture sont une valeur sûre dans un monde plus incertain que jamais. Elles peuvent et doivent toujours plus jouer un rôle de stratège, de visionnaire, de régulateur, de garde-fou et de partenaire de l’action culturelle et artistique.
Cela se traduit et devra encore plus se traduire à l’avenir dans certains domaines prioritaires d’initiative et d’investissement pour s’assurer de préserver le socle commun d’une part et s’engager dans une action qui soit la plus soutenable possible d’autre part.
Jeunesse et éducation
Parmi les champs d’investissement des politiques publiques de la culture qui ont le plus d’impact et qu’il convient de développer plus fortement, se trouvent en première position les actions en faveur de la jeunesse et de l’éducation.
Ces actions sont primordiales à plus d’un titre car elles sont la fabrique des citoyens de demain. Si on veut ne pas voir le modèle français imploser il est important de poursuivre les efforts en la matière et les amplifier. Ces actions sont souvent en grande proximité avec les collectivités territoriales et pour ne citer que deux exemples très symboliques, le 100 % EAC (éducation artistique et culturelle) qu’on voit petit à petit se déployer sur toutes les échelles territoriales (État, régions, départements, métropoles et agglomérations, communes) et le Pass culture qui apporte à tous les jeunes de 15 à 20 ans, scolarisés ou non, un crédit d’accès à toute l’offre culturelle existante.
Accès aux musées
Qu’il s’agisse de grands musées ou de musées de plus petites tailles, ils développent une politique des publics intéressante depuis de nombreuses années, très outillée et documentée, beaucoup plus intégrée dans la stratégie d’établissement et de son projet scientifique et culturel. Ils travaillent sur l’attractivité et se portent bien en termes de fréquentation. Celle-ci reprend après une crise sanitaire qui les a conduits à adapter leur modèle auparavant essentiellement basé sur le présentiel. Les musées explorent de multiples possibilités de diversification, y compris dans leurs sources de revenus afin d’augmenter leur part d’auto-financement, notamment par le biais du mécénat qui doit être plus développé en France. Les musées font partie des investissements qui ne se mesurent pas et ne doivent pas se mesurer à la rentabilité financière mais à la profitabilité de l’impact positif qu’ils peuvent générer auprès des publics et du territoire.
Les musées font partie des investissements qui ne se mesurent pas et ne doivent pas se mesurer à la rentabilité financière.
Le Louvre et certains grands établissements organisant des expositions ont développé de belles initiatives décentralisées (Louvre Lens, Centre Pompidou Metz, etc.) mais il faut aussi noter des actions plus spécifiques au plus près du terrain. Citons à ce titre la belle initiative du programme « Vivre ensemble ». Le Louvre et certains grands établissements proposent une formation aux encadrants du champ social pour leur donner les outils nécessaires à l’organisation de sorties culturelles avec leurs publics.
On peut aussi noter des actions remarquables comme celles du Louvre dans le domaine de la santé mentale, la lutte contre la dépression, ou des démarches innovantes récentes comme le Grand Palais immersif, où Venise a été révélée comme nulle part ailleurs. Les musées et les établissements organisant des expositions sont également les démonstrateurs d’un savoir-faire français muséologique et muséo-scénographique reconnu et très recherché à l’international. Afalula, par exemple, sous la direction scientifique de Sophie Makariou accompagne plusieurs projets exceptionnels à Alula, site majeur en Arabie Saoudite, démontrant également qu’affaires étrangères et culture produiront demain non seulement des outils de soft power mais aussi des objets de coopération à grande échelle.
Lecture publique
La lecture publique représente un axe important de la politique du ministère de la Culture. Les bibliothèques ont développé des actions inclusives, comme réunir parents et enfants, proposer des moments de lecture à travers le programme « Des livres à soi » organisé avec le salon du livre jeunesse de Montreuil.
Les bibliothèques ont également mis en place des coins « Faciles à lire » qui proposent une sélection de livres ainsi qu’une formation des bibliothécaires pour accueillir les publics en fragilité linguistique. Il en existe actuellement 500.
Concernant le spectacle vivant, de grandes institutions émergent en milieu rural comme le déploiement sur plusieurs sites de certaines scènes nationales (Évreux par exemple) ou des initiatives des compagnies qui vont au-devant du territoire. Parmi elles, L’histoire de France en une heure, un marathon spectacle tout public, une création collective des Psychopathes Associés et la Compagnie la Gargouille dans l’Yonne, dans le cadre du festival « Tous aux Angins ». Des chaises installées dans un pré, des acteurs formidables, également auteurs de la pièce, un public de proximité, parents, enfants, partageaient un moment convivial. Tout en nous divertissant, le spectacle délivrait quelques messages. Pas de billetterie mais une volonté politique que tout le monde puisse venir, même sans rien mettre dans le chapeau à la fin du spectacle.
De nombreux champs d’actions sont aussi développés grâces aux accords-cadres passés entre les DRAC (directions régionales des affaires culturelles) et les territoires. Ce dialogue avec les établissements publics territoriaux sont des compléments très structurants et pertinents vis-à-vis des communes qui conservent la compétence culture qu’il convient de développer plus avant car ils sont une autre façon pour le ministère de la Culture de permettre aux territoires de mettre en avant leurs spécificités et leurs atouts pour contribuer à des axes très structurants pour le vivre ensemble à court et moyen termes. On peut citer l’exemple du contrat cadre passé entre la DRAC Ile-de-France et Grand Paris Sud Est Avenir comptant notamment comme axes : équité et équilibre territoriaux, éducation artistique et culturelle tout au long de la vie, irrigation artistique, culture et transition écologique, animation territoriale, etc. Autant d’axes qui permettent un partenariat et une coopération exemplaire et respectueuse du rôle de chacun.
Le champ de l’innovation et du développement des industries culturelles et créatives est également très accompagné et dynamisé, par le ministère de la Culture, pas uniquement à travers les travaux majeurs du Département des études de la prospective, des statistiques et de la documentation, mais par exemple dans des travaux en pointe dans de très nombreux domaines comme dès 2001 les dispositifs de soutien à la création numérique ou plus récemment l’IA ou les droits d’auteurs, ou par des actions qui se concentrent sur l’entreprenariat culturel, sur le tourisme culturel ou « la relève », une initiative inédite pour diversifier les nominations dans la culture.
Les politiques culturelles n’ont peut-être jamais été aussi dynamiques et dans l’action, avec des moyens sans précédent investis dans de très nombreux champs d’action pour plus de soutenabilité à tous les sens du terme.
Cette volonté de soutenabilité est aussi à considérer sous l’angle des évolutions qu’impose le changement climatique car la culture est un secteur dont l’empreinte carbone est des plus élevées. Décarboner la culture nécessite que le secteur de la culture acte le changement de plusieurs paradigmes, à commencer par décarboner les mobilités culturelles, trouver des leviers d’action, accompagner la transition écologique de l’ensemble des secteurs de la culture, etc. Mettre la créativité au service de la transition est un champ d’innovation qui permet d’accompagner les acteurs culturels mais aussi les lieux culturels. À ce titre le ministère a créé un centre de ressource unique dédié à la Transition écologique de la Culture.
La coopération et le partenariat public privé
La coopération entre le monde associatif et celui des entreprises doit être favorisée. Les crises successives mais également certaines réformes de ces deux dernières décennies ont créé un décalage fort entre les ambitions et les moyens. La fin de l’ère dite du « tout subvention » est annoncée de longue date dans le domaine de la culture et le « quoi qu’il en coûte » durant la crise de la COVID-19 a eu un effet de miroir déformant la réalité de la situation.
Cela fait longtemps qu’il faut considérer les acteurs de la culture comme parties prenantes d’un écosystème et arrêter d’opposer culture et économie. Un écosystème est un équilibre fragile, voire très précaire, sensible à tout bouleversement dont la cause peut provenir de l’intérieur tout comme de l’extérieur et en fonction duquel tout ou partie de la chaîne maintenant cet équilibre est amenée à évoluer, voire muter. Ne pas le faire c’est condamner une partie du modèle français à disparaître, modèle qui du point de vue du droit européen de la concurrence considère qu’une association est opérateur économique à part entière. Cela a pour conséquence de faire évoluer les politiques culturelles pour qu’elles soient toujours plus en capacité de s’adapter mais aussi d’accompagner les acteurs culturels dans leur professionnalisation.
Poursuivre dans le recours de ces dispositifs doit non seulement se faire avec plus de régulation mais surtout ils ne doivent pas se substituer aux autres dispositifs d’aide au fonctionnement des structures.
Si le recours généralisé ces dernières années aux appels à projets, appels à manifestation d’intérêt en tout genre, a permis de faire émerger de nombreuses initiatives, innovations, et idées qui ne seraient sûrement pas apparues aussi rapidement sans ces dispositifs, ces derniers n’en restent pas moins épuisants et fortement à risque pour les opérateurs, tant du point de vue de l’investissement que du point vue du fonctionnement.
Poursuivre dans le recours de ces dispositifs doit non seulement se faire avec plus de régulation mais surtout ils ne doivent pas se substituer aux autres dispositifs d’aide au fonctionnement des structures. Cet accompagnement dans le fonctionnement doit se poursuivre et ce de façon pluriannuelle, avec un suivi régulier et une évaluation adaptée à la nature des aides. Il y a sûrement un meilleur équilibre à trouver en croisant le financement « au projet » et financement d’une partie du fonctionnement des structures porteuses mais aussi associées.
L’initiative privée, qu’elle soit associative ou entrepreneuriale est particulièrement dynamique : de nouveaux centres culturels sont également en train de voir le jour un peu partout, comme les tiers lieux fortement encouragés par des dispositifs d’aides et d’appels à projets lancés par le ministère de la Culture mais également les collectivités territoriales. Si l’initiative privée est encouragée, elle n’attend pas systématiquement le soutien des politiques culturelles pour voir le jour. Elles y apportent des compléments puissants à leur champ d’action. Cela est particulièrement perceptible en France, où fleurissent des dizaines de projets emblématiques chaque année. Pour n’en citer que trois parmi les plus récents : la réouverture prochaine du cinéma La Pagode et de son extension pour devenir un centre culturel d’un nouveau genre dédié au cinéma, la réexploitation à venir de l’ancien Théâtre de l’Ouest Parisien qui deviendra le premier lieu culturel dont l’ensemble des employés sont en situation de handicap, ou le Centre européen de musique, premier projet paneuropéen proposant une approche holistique de la musique.
De ce fait, les acteurs des politiques publiques de la culture peuvent et doivent se positionner plus encore comme des partenaires qui apportent une ingénierie d’appui essentielle à la conduite et la réalisation des projets et qui prennent mieux en compte les compétences et les moyens apportés par le privé.
Les politiques publiques de la culture vont également devoir se mobiliser très fortement dans les domaines associés à la RSE, dans les investissements décarbonés mais également dans la prise en compte de la nouvelle donne qui se met en place au niveau européen dans le cadre du Green deal et du New European Bahaus. Le renforcement du projet européen, priorité française par excellence, passe par des programmes d’action qui permettent, au-delà des transpositions des directives européennes, de favoriser le soutien aux initiatives qui passent le relais aux investissements à impact positif. Même les acteurs bancaires commencent à évoluer, avec l’arrivée par exemple de la NEF en première ligne qui offre des perspectives inédites.
Le travail sans relâche des acteurs des politiques culturelles, aussi imparfait soit-il, permet en définitive de consolider les fondements souvent si malmenés du modèle malrucien. La question de l’accès de la culture et aux arts doit désormais trouver ses résultats en termes de pratiques culturelles. En effet, si l’omniprésence des écrans et des outils numériques d’accès à la culture semblent autant démultiplier que bouleverser les modèles traditionnels, la pratique culturelle et la pratique artistique sont les véritables marqueurs de la place et du rôle de la culture et des arts dans notre société. Dans un monde toujours plus incertain, les nombreuses nouvelles directions ainsi engagées seront capables de compléter, prolonger et amplifier les politiques publiques de la culture au cœur de notre modèle républicain.
1 Inspiré d’André Malraux. 2 Deep fake : technique de synthèse d’images basée sur l’intelligence artificielle, consistant principalement à superposer automatiquement des images et des vidéos existantes sur d’autres images et/ou vidéos (source : Larousse.fr), elle permet notamment de concevoir des vidéos dans lesquelles on fera tenir à une personne un discours qu’elle n’a pas tenu, ou à faire des actions qu’elle n’a pas faites.
Philippe Gimet
Historien de l’art de formation, Philippe Gimet est associé et dirigeant d’agences d’ingénierie culturelle depuis 2000, il conseille au plan stratégique et opérationnel les décideurs publics et privés, tout en initiant et accompagnant des projets d’utilité publique où la culture joue un rôle central. À titre d’exemple, il fonde en 2007 une communauté d’experts internationaux de l’ingénierie culturelle comptant aujourd’hui un peu plus de 2 800 membres. Il est co-fondateur de l’Institut de Coopération pour la Culture et co-fondateur d’une chaire FAST avec l’école des Ponts Business School Paris, chaire partenariale dédiée au futur de la finance dont il est membre du conseil scientifique pour le domaine culturel.