Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en février-avril 2023
L’un des plus puissants des romans de Giono de l’après-guerre se nomme Les âmes fortes. Il est le récit d’une veillée mortuaire, où les femmes racontent tour à tour des histoires plus extraordinaires les unes que les autres, dans lesquelles le comique se mêle au tragique. Malgré la mort, malgré la dureté de la vie paysanne d’alors, Giono dit fortes ces âmes, que les épreuves ont trempées plutôt que fragilisées.
Il faut se méfier des charmes de la nostalgie – ce qui veut dire qu’elle n’en manque pas ! Car le geste nostalgique est toujours précédé d’un geste d’idéalisation du passé : la difficulté d’habiter le présent pousse à inventer un passé mythifié, qui en vérité n’a jamais existé. On ne saurait donc oublier comme la vie des paysans de jadis était dure – et comme elle devait l’être pour qu’ils la quittent souvent si vite : pliés, courbés, cassés, éreintés, prostrés d’avoir dû chaque jour faire leur prière à Gaïa, une terre qui les atterrait, paraissant chaque jour un peu plus basse !
Mais comme le disait Orwell : « Les gens avaient pourtant alors quelque chose qu’ils n’ont pas aujourd’hui. Quoi ? C’est simplement que l’avenir ne leur apparaissait pas terrifiant. Ils ne sentaient pas le sol se dérober sous leurs pieds. » Ceci, parce qu’ils avaient l’impression d’un monde stable, cohérent où les jours étaient ronds, ainsi que l’espoir que leurs enfants seraient plus heureux qu’eux. Or ces deux chances semblent nous avoir quittées. D’une part parce que tout s’accélère et ne cesse de changer, de sorte que nous sommes sommés de nous adapter de manière permanente à un monde impermanent. D’autre part parce que nous ne pensons plus guère que les lendemains puissent chanter, et nous occupons plutôt à ce qu’ils ne déchantent pas trop.
1/ À nombre des besoins de l’âme, il y a ce que Simone Weil nomme le droit à une certaine continuité historique. Une certaine immuabilité repose l’âme, les habitudes permettent de trouver sans avoir besoin de les chercher les chemins de sa vie. Ainsi l’instabilité des âmes ondoyantes et diverses qui sont les nôtres peut trouver comme un remède dans la stabilité, la durabilité des objets qui composent le monde : en dépit de notre nature changeante et fragile nous pouvons recouvrer notre identité dans notre rapport avec la même chaise, la même table, le même paletot. Or l’obsolescence des objets d’aujourd’hui, notamment des objets « connectés » qui ne cessent de se métamorphoser, nous prive de cette continuité nécessaire à la santé de l’âme. L’animal qui symbolise l’adaptabilité est le caméléon. On dit traditionnellement que posé sur un patchwork le caméléon devient fou. Mais le patchwork a une certaine stabilité ! L’Homme d’aujourd’hui ferait plutôt penser à un caméléon sur un kaléidoscope, ce qui est pire ! Cette folie se nomme le burn-out, maladie de nombreuses âmes d’aujourd’hui. Nous épuisant à courir après un monde qui va toujours plus vite, nous finissons parfois par nous laisser tomber au bord du chemin, ressentant un point de côté à l’âme, un point au côté de l’âme…
2/ Et puis ce qui fragilise également nombre de psychés aujourd’hui, est qu’en effet l’avenir leur semble plus à craindre qu’à espérer : le réchauffement climatique, la venue de virus inquiétants, le retour de guerres et des haines, en somme la vie dans un monde de plus en plus complexe et incertain, tout cela crée une anxiété diffuse, dont la climatique n’est qu’un des visages. Qui ne se sent pris dans une brume d’angoisses, un brouillard de fatigues entraînant insomnies, lassitudes, peurs, découragements, détresses, tentations du retrait qui n’entraînent pas toujours stricto sensu une dépression, mais lato sensu quelque chose qui y ressemble un peu ?
Oui, notre époque fabrique des âmes plutôt fragiles que fortes – et le drame est que l’état de la psychiatrie qui devrait les prendre en charge ne cesse de se dégrader.
Il me paraît capital que des espaces de bonne qualité, des chambres d’écho à la bonne acoustique soient créés pour que puissent se dire les souffrances des âmes blessées. Sans cela de plus en plus d’humains auront la triste impression que le monde n’est guère hospitalier à l’humain.
Eric Fiat
Philosophe, professeur des universités (Paris XII – Gustave Eiffel)