Santé mentale, bien-être et relations sociales : éclairage sociologique

par | 7 Jan 2025 | Santé et soin

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en février-avril 2023

Directeur de recherche au CNRS, Alain Ehrenberg nous livre une analyse sociologique de ce que recèle l’expression « santé mentale » que nous entendons de plus en plus autour de nous. Si on l’emploie pour désigner un mal-être social qui semble prendre de l’ampleur, son usage témoigne aussi d’une posture individuelle particulière due en partie à l’évolution des idéaux sociaux.

Quel genre de phénomène social est la santé mentale ? Les problèmes regroupés par ce qualificatif amorcent leur ascension en France au cours des années 1990, années qui voient notamment l’apparition de la notion de souffrance sociale autour d’une nouvelle clinique de la précarité. Ils deviennent rapidement, comme on le répète sans cesse, un enjeu majeur de santé publique — la pandémie de COVID l’a encore rappelé. Elle est d’ailleurs le premier poste de dépense de l’assurance maladie. La santé mentale est considérée par l’Union européenne comme un « droit de l’homme » depuis une conférence organisée en 2008.

« La maladie mentale, écrit le psychiatre Édouard Zarifian, n’est pas une maladie comme les autres. Elle éloigne du groupe social, ce qui est sa gravité majeure. »1Les symptômes affectent en effet tout à la fois les idées (délires, hallucinations), les émotions (comme l’angoisse) et les sentiments moraux (comme la honte et la culpabilité). Ce sont, pour reprendre la vieille expression d’Henri Ey, des « pathologies de la liberté » : elles sont des désordres de la personne en tant que personne. La spécificité de la pathologie mentale est qu’elle concerne les relations sociales de l’individu affecté — ainsi, le ralentissement psychomoteur dans la dépression qui se marque par des difficultés d’agir. Les critères du fonctionnement social sont essentiels dans les diagnostics et les pratiques, y compris dans les sphères classiques de la psychiatrie, comme la prise en charge des psychoses. Dans ce domaine, la santé et la socialité de l’être humain sont inséparables.

C’est pourquoi, si la santé mentale est devenue un enjeu majeur de santé publique, comme on le répète incessamment, elle est également un langage concernant nos manières de penser et d’agir en société, langage qui a pris une grande importance depuis plus d’une trentaine d’années.

 

En quoi ? Pourquoi ?

 

Nous sommes entrés dans une société d’individus-acteurs, dans une société du pouvoir d’agir imprégnée par les idéaux sociaux de l’autonomie individuelle, devenue notre valeur suprême ; une société où l’on attend de chacun qu’il soit l’acteur de …, de sa vie professionnelle comme de sa maladie. Comme l’a souligné le sociologue Abram de Swaan, nos sociétés sont passées de la forme du commandement par les ordres (command by order) à celle du commandement par la négociation (command by negociation)2. Ce type d’idéaux sociaux (initiative, flexibilité, motivation, etc.) implique des exigences d’auto-contrôle émotionnel plus fortes que dans une société de type disciplinaire. Le langage de la santé mentale permet alors d’exprimer des tensions morales et sociales de notre société et d’agir sur elles par des pratiques multiples. Ce langage exprime une attitude à l’égard des contingences de la relation sociale dans les sociétés individualistes de masse.

À la différence de la psychiatrie traditionnelle, la santé mentale possède également une dimension positive qui la fait sortir de la pathologie. Par exemple, si on se tourne vers la Charte d’Ottawa (1986) de l’OMS, elle s’élargit, au-delà de la pathologie, au renforcement de la socialité humaine. La Charte précise que « la promotion de la santé ne relève […] pas seulement du secteur de la santé » et que « son ambition est le bien-être complet de l’individu ». L’OMS précise les fonctionnalités du bien-être, ce que celui-ci permet de faire : « la santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ». La santé mentale, en se référant à la notion de bien-être, met également en relation étroite la santé et la socialité de l’être humain qui apparaissent ici indissociables. Dans cette relation, la santé apparaît non comme une fin, mais comme une ressource pour se confronter aux aléas de l’existence et rester le mieux possible dans la socialité de l’autonomie.

Parce que la santé mentale concerne la personne en tant que telle et son éventuel destin dans la vie, elle met en jeu des éléments essentiels des sociétés individualistes, tels que la valeur que l’on se donne, l’opposition entre maladie et responsabilité ; elle soulève des questions morales concernant le bien et le mal ou la justice et l’injustice (comme dans le cas de la souffrance au travail). En même temps, elle représente une reconceptualisation de la santé en général : à travers elle, les contingences des relations sociales sont au cœur de la santé. De ce point de vue, la santé mentale désigne sociologiquement l’entrée des relations sociales dans la santé.

Si l’on accepte l’idée que nous sommes à la fois les agents et les patients de la vie sociale, aux changements dans la manière d’agir qu’est l’autonomie correspondent des changements dans la manière de subir qui se formulent en termes de santé mentale. C’est pourquoi ces pratiques sont à la fois des manières de soutenir son être moral et de réguler socialement des comportements. La santé mentale doit alors être considérée sociologiquement comme un langage par lequel nous exprimons toutes sortes de problèmes liés à nos relations sociales. Ainsi, à travers le vocabulaire omniprésent des compétences émotionnelles, relationnelles ou de savoir-être, compétences explicitement sociales, la santé mentale apparaît comme la condition de la bonne socialisation de chacun — la nécessité de développer les compétences psychosociales chez les enfants et les jeunes fait l’objet d’injonctions répétitives.

Le grand enjeu est la façon dont on protège les gens à l’âge de l’autonomie. C’est devenu la condition commune parce que nos sociétés sont passées, plus ou moins confusément et avec pas mal de tensions, de douleurs et de confusion, d’un système d’actions où l’on protège, soigne ou prend en charge selon des critères de statut (par exemple, sanitaire, médicosocial, social), à un système d’actions qui se centre, avec toutes sortes de difficultés et de tensions, sur la sécurisation des trajectoires individuelles de vie par la forme sociale de l’accompagnement. Autrement dit, nous sommes totalement entrés dans une société où il s’agit de développer des formes d’organisation sociale qui rendent l’individu, qu’il soit malade ou non, capable de se diriger par lui-même dans la plus large mesure possible.

1 Cité en exergue de B. Hamrouche, C. Fiat, M. Wonner, Rapport d’Information en conclusion des travaux de la mission relative à l’organisation de la santé mentale, Commission Affaires sociales, 2019.

2 A. De Swan, The Management of Normality, Londres, New-York, Routledge, 1990.

 

Alain Ehrenberg

Alain Ehrenberg est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS (CERMES3). Il est l’auteur d’ouvrages sur la société individualiste qu’il décrit à partir des problèmes de santé mentale qui sont devenus des soucis majeurs. Ses publications les plus récentes sontLa Société du malaise, Odile Jacob, 2010, La Mécanique des passions. Cerveau, Comportement, société, Odile Jacob, 2018. Après avoir créé en 1994 un groupement de recherches au CNRS sur les drogues et les médicaments psychotropes, il a fondé en 2001 le Cesames (Centre de recherche psychotropes, santé mentale, société), CNRS, Inserm, Université Paris-Descartes qu’il a dirigé jusqu’en 2010. Il a également été président du Conseil National de la Santé Mentale (octobre 2016-février 2018).

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