Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
C’est un éloge de la lenteur que nous livre ici Olivier Carré. Selon lui cette lenteur est la seule capable de nous éduquer à la juste attention nécessaire au soin. Une lenteur qui, loin d’être oisive, permet une action ancrée dans le temps et, en cela, plus humaine.
Il est bonne idée de faire attention au temps qui passe. Pas pour le laisser filer sans rien en faire, mais pour le saisir, pour l’habiter en quelque sorte. Pour le dire avec des mots d’aujourd’hui, il est bonne idée de vivre en présentiel afin que d’être. Mais notre vie moderne, dans ce qu’elle nous amène de sollicitations s’oppose à l’attention. Nous sommes bien souvent dans une forme de conduite automatique qui ne nous permet pas d’exercer une juste présence à nous-mêmes, aux autres, à ce que nous faisons, ce qui caractérise la juste attention.
La juste attention à l’autre est indissociable du prendre soin.
Cette juste attention est nécessaire pour prendre soin des souffrants. Car pour prendre soin d’autrui, il faut être dans une qualité de présence tridimensionnelle. En effet si la juste attention est entendue comme une qualité de disponibilité à l’autre, elle est tout d’abord présence à soi, pour éviter à l’encontre de l’autre une empathie mal ajustée. Elle est également application méticuleuse à l’acte du prendre soin, pour éviter que l’autre devienne une chose. On peut aussi considérer que l’attention est le contraire de la crispation intellectuelle, car : « l’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet.¹ » Autrement dit, l’attention est une posture psychique qui autorise une disposition entièrement tournée vers l’autre, qui permet d’obtenir sans demander, sans le chercher, le geste qu’il faut, le mot qui manque, dans une dynamique qui autorise le plus vulnérable, à nous aider à l’aider.
Très bien que tout cela. Mais si l’attention est si belle machine, pourquoi l’homme n’en fait-il pas plus usage ? L’affaire est simple : l’homme est occupé à bien d’autres choses ! Ainsi à mépriser autrui – et le mépris est le contraire de l’attention ; ou bien à s’ennuyer – et l’ennui ne prédispose pas à la juste attention à l’égard d’autrui, bien au contraire. Mais restons-en là, car le temps nous est compté. Ce temps si nécessaire pour que puisse s’exprimer la juste attention.
Où il est proposé de se hâter lentement pour prendre soin.
C’est pour cela que nous prônons l’idée de prendre son temps. En effet, ce que nous recommandons, et nous osons cet oxymore, c’est de se hâter lentement² ! Se hâter, car il y a tant à faire auprès des souffrants, qu’il n’est pas question de se la couler douce. Ce qu’il y a faire, il faut le faire, mais il faut le faire lentement. Notre propos est, en quelque sorte, une invitation à la lenteur.
La lenteur dans notre esprit n’est pas l’apathie, l’indolence, la lourdeur, la mollesse, la nonchalance, la pesanteur, mais plutôt la grâce de bien faire les choses. Pierre Sansot le dit ainsi : « La lenteur, c’était à mes yeux, la tendresse, le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables.³ ».
Et l’auteur a tellement raison, car comment imaginer la tendresse, le respect, la grâce, dans la précipitation, dans la vitesse. Pour être tendre, respectueux, gentil, pour prendre soin, ne faut-il pas s’accorder le bon usage de la lenteur, de celle qui autorise l’ineffable, dans une caresse, dans un regard ? La lenteur c’est ce qui permet de ralentir le temps, de le suspendre, de l’habiter dans sa plénitude. Un temps qui ne reviendra pas⁴, mais qui peut s’il est pris avec douceur, s’apparenter à instant de bonheur. De ceux que l’on trouve au détour d’un sourire complice, d’une œillade, d’un doux mot donné en guise de présent pour que soit scellé un instant d’intimité, un instant d’éternité.
Bien évidemment, nous voyons bien ce que notre invitation a d’incongru dans un monde du travail qui affirme sa volonté de rationaliser. Elle doit être entendue semblable à une forme de résistance à un univers que l’on nous impose, à un monde professionnel qui peut perdre le sens de ce qui fait son existence. Il faut cesser de vouloir répondre à des injonctions qui n’ont de sens que pour ceux qui les énoncent. Il faut s’autoriser à cohabiter avec soi-même. Pierre Sansot le dit mieux que nous : « La lenteur ne constitue pas une valeur en soi. Elle devrait nous permettre de vivre honorablement en notre propre compagnie⁵. » Vivre honorablement en notre propre compagnie c’est vivre en adéquation avec les valeurs, les principes moraux que nous chérissons. Vivre honorablement en notre compagnie c’est vivre en présentiel de manière tridimensionnelle et c’est ainsi prendre soin de l’autre dans une juste attention. Si la lenteur n’est pas une valeur, il en est tout autre de son bon usage.
1. S. Weil (1950), Attente de Dieu, Paris, Albin Michel, 2022, p. 102. 2. Cf. J. de La Fontaine, Le lièvre et la Tortue. 3. P. Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1998, p. 10. 4. V. Jankélévitch (1957), Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, La manière et l’occasion, Paris, Éditions du Seuil, p. 147. 5. P. Sansot, Du bon usage de la lenteur, op. cit., p. 175.