Soigner les temps de soin

par | Sep 4, 2025

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025

C’est une société paradoxale que nous décrit ici Serge Guérin. Homme augmenté, temps théoriquement décuplé et pourtant… l’urgence n’a jamais été aussi forte de retrouver une capacité à prendre le temps. Et c’est le domaine du soin qui pâtit le plus de ce paradoxe. Le sociologue nous explique en quoi le temps du « care » ne peut être réduit et doit être conservé long pour garantir son utilité.

« Si je ne prends pas du temps avec vous, avec qui je le ferais ? », s’exclame Cindy alors qu’elle cherchait à expliciter le sens de son engagement comme aide-soignante. Elle intervenait lors d’une rencontre à Blagnac organisée par la Fondation Clariane sur les métiers du soin. Les gens présents ont pris le temps de l’applaudir.

Elle évoquait le fait que bien trop souvent elle a entendu une personne très fragile, fatiguée, malade, lui dire de ne pas perdre son temps avec elle. Je me souviens encore de sa réponse à la fois vive, incarnée et miraculeusement simple. Comment ne pas penser à la formule d’Orwell évoquant la décence commune des gens qui ne se payent pas de mots ?

Je me souviens aussi d’un moment suspendu lors d’une intervention du docteur Xavier Emmanuelli. Ce dernier racontait qu’un jour durant la guerre du Viêtnam, avec un autre médecin, ils étaient arrivés après un bombardement, pour tenter de soigner et sauver les populations. « Nous avancions entre les cadavres pour repérer les personnes blessées, quand mon confrère prend dans ses bras et caresse une enfant agonisant. Elle ne pouvait être sauvée et pourtant il est resté un moment avec elle jusqu’à sa mort. Je lui ai dit que cela ne servait à rien et qu’il perdait du temps. Il me répondit que c’était sa manière de l’apaiser et donc de la soigner. » Peut-être que ce temps « perdu » par le médecin, fut le seul moment de bonheur dans la vie de cet enfant ? En tout cas, chacun après l’intervention du Dr Emmanuelli, a eu besoin de prendre un peu de temps pour saisir la puissance de cette parole. Celui qui sait une chose ne vaut pas celui qui en fait sa joie, pour reprendre une forte expression de Confucius.

Il y a comme un paradoxe dans notre rapport au temps. D’un côté, jamais nous n’avons eu autant de temps pour vivre. En témoigne la hausse révolutionnaire de l’espérance de vie. La vie longue et faite d’espérances. En 1900, nos aïeux connaissaient un potentiel de vie de 46 ans en moyenne, femmes et hommes confondus, aujourd’hui, l’espérance de vie commune dépasse les 83 ans. Pas moins de 37 ans de plus (ou de mieux), ou 324 120 heures en supplément pour prendre du temps. Et pourtant, de l’autre côté, chacun entonne la complainte du manque de temps… Tout le monde expérimente la perte de temps, des milliards de paires d’yeux passent du temps rivés aux écrans, des milliards de neurones prennent du temps pour remplir des formulaires administratifs… Véronique Sanson chantait combien « Le temps est assassin » et Ferré nous signifiait « Avec le temps va tout s’en va ». Même les retraités se disent bousculés par le temps et ne peuvent retraiter le temps.

La scolarité dure de plus en plus longtemps mais le temps d’apprentissage et de transmission ne cesse de diminuer. Le temps scolaire se réduit, les moments d’attention diminuent, la concurrence des portables, réseaux et séries se renforce chaque jour. Selon une étude de Santé Publique France, d’avril 2023, le temps d’écran quotidien moyen est de 56 min chez les enfants de 2 ans, de 1 h 20 chez ceux de 3 ans et demi, et de 1 h 34 chez ceux de 5 ans et demi…. Les 13-19 ans surfent sur Internet presque 18h par semaine, jouent à des jeux vidéo pendant 9h25 et regardent la télévision presque 9h par semaine, selon une étude d’Ipsos, publiée en 2022. Ils passent donc plus de 36h par semaine devant un écran, plus de 5 heures par jour.

Dans la continuité, une majorité des jeunes met en avant sa recherche de la meilleure conciliation possible entre vie personnelle et vie professionnelle. L’étude réalisée par la Fondation Clariane et Ipsos1 sur les perceptions et attentes des 16-20 ans par rapport au travail, et en particulier les métiers de la santé, vient le confirmer : 60 % trouvent essentielle la conciliation vie personnelle et professionnelle dans leurs aspirations professionnelles. C’est le premier critère. Un des freins majeurs à l’attractivité des métiers du soin tient justement à l’image de professions demandant trop d’engagement et de temps. Intéressant de noter que les 17 % des 16-20 ans qui pratiquent ou sont fortement intéressés par ces métiers prennent de la distance sur ce plan. C’est une contrainte repérée mais pas nécessairement rédhibitoire. Ainsi 55 % d’entre eux estiment qu’ils pourront conserver un mode de vie soutenable malgré un métier prenant.

Les moyens de communication n’ont jamais été si développés mais l’argent pour les acquérir demande à ceux qui travaillent de passer du temps pour les obtenir. Surtout, leur utilisation dévore le temps disponible de cerveau, de veille et d’attention disponible. Les Français passent environ 4,6h par jour devant un écran. À ce train-là, en 75 ans de vie, ils devraient donc passer 125 925 heures devant les écrans2. À comparer aux 324 120 heures de vie gagnées depuis 124 ans…

Dans le monde du soin, la question du temps est une problématique majeure. La gestion des plannings, en dépit de la multiplication des logiciels permettant de l’optimiser, prend un temps fou, mobilise l’attention de l’ensemble des managers, crée de l’anxiété, génère des frictions, produit de l’envie voire des jalousies. Intéressant de noter que les métiers les moins valorisés, et les moins bien payés, sont aussi ceux où les professionnels passent le plus de temps au contact des patients. Comme si la hiérarchie implicite de l’univers de la santé mettait en avant les réponses techniques et invisibilisait le prendre soin de l’autre. Comme si le temps des uns était trop important pour être perdu avec le malade et que celui des autres ne comptait guère et pouvait être « dépensé » avec l’humain… En termes de care, la hiérarchie pourrait être inversée.

Prendre soin des temps de tous les soignants, c’est aussi privilégier le temps du care, de l’écoute, de l’attention des malades et de leurs proches. Prendre soin des temps de tous les soignants, c’est faire preuve de considération à l’égard de chacun d’entre eux.

Le temps du soin concerne, certes, les actes médicaux, opératoires, de cure. Mais le temps du soin, c’est aussi celui de l’écoute, de la compréhension, de l’empathie, bref du care. Loin d’opposer ces deux approches, le soin d’aujourd’hui nécessite d’articuler cure et care, prévention et intervention, moments de technique et moments d’écoute, approche globale et personnalisée…

L’enjeu serait, en tentant de réduire la gabegie administrative, de favoriser les coopérations entre les soignants et la mutualisation de moyens et de gagner du temps périphérique en mobilisant, sans tomber dans la pensée magique, les ressources du numérique et les potentialités de l’IA. Tout cela pour (re)prendre le temps du soin.

Une société du soin, c’est une société qui hiérarchise les actions, qui qualifie les contraintes, qui prend en compte les limites et d’abord celle du temps. Une société du soin pour les malades comme pour les soignants nécessite une générosité, au sens de Camus. La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent.

1 Enquête Fondation Clariane / Ipsos, février 2024.
2 Baromètre du Numérique, 2023. 3 Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1950

Serge Guérin

Professeur HDR à l’Inseec GE. Directeur scientifique du Pole Management, RH et Santé, Inseec MSc & MBA, Paris. Président du Comité scientifique de la Fondation Clariane Aimer Soigner. Sociologue des enjeux du
vieillissement, du care et de l’intergénération. Il travaille aussi sur les rapports de la société aux questions de santé et de prévention, sur l’innovation sociale et sur les pratiques concrètes de solidarité. Consultant, conférencier et auteur, il a publié une quarantaine ouvrages dont le dernier, Et si les vieux aussi sauvaient la planète ?, Michalon, 2024.

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