Valoriser le temps de l’aidant

par | Sep 5, 2025

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025

Ils ne sont pas soignants et pourtant leur temps est en grande partie consacré aux personnes malades dont ils ont plus ou moins volontairement pris la charge. Ce temps de l’aidant, souvent oublié, Fleur Desrousseaux nous explique dans cet entretien pourquoi il faut le soigner. C’est la vocation du collectif Métropole aidante qu’elle a contribué à mettre en place il y a cinq ans et qui vise à rendre accessibles aux aidants des solutions pour alléger leur quotidien.

Comment décririez-vous le rapport au temps des proches aidants ?
Le temps des proches aidants, quel que soit leur âge, leur situation professionnelle, familiale, etc., est un temps long. Il y a d’abord le temps du cheminement nécessaire pour prendre conscience de son rôle d’aidant. Ce n’est qu’alors que, pour certains, peut intervenir la mobilisation de solutions de répit. Cela suppose une acceptation, un lâcher-prise, qui survient encore trop souvent en raison d’un épuisement du proche aidant.

Il y a quelque chose de décalé dans le temps de l’aidant. En effet, le temps de l’aidé est très rythmé : actes de la vie quotidienne comme la toilette, les courses, les repas, les rendez-vous médicaux, les démarches administratives, etc., souvent très chronophages, mais aussi les différents soins et leurs protocoles. Il existe beaucoup de pathologies avec des étapes dans la journée très cadrées, ce qui laisse parfois peu de souplesse pour d’autres activités. Le temps de l’aidant est alors gommé, effacé. Il remplit ses journées avec le temps de l’aidé jusqu’à mettre en suspens son activité professionnelle ou l’aménager quand il en a encore une. Autre décalage de temporalité entre l’aidé et l’aidant : celui du temps qui reste à vivre. La vie de l’aidé est souvent diagnostiquée plus courte que celle de l’aidant. Celui-ci ne veut donc perdre aucun instant de ce temps précieux qu’il peut encore passer avec la personne aimée. Sans accompagnement, sans répit, les aidants se mettent en risque tant dans ce temps qui reste – ce qui parfois les emporte avant l’aidé – qu’après le départ de leur proche malade. Le temps vidé de sa substance d’aidant entraîne souvent une décompensation psychique. Ce « vide » peut arriver après le deuil, mais aussi après l’entrée en établissement (EHPAD, hôpital, structures adaptées, soins palliatifs, etc.). Les équipes qui prennent le relais n’en ont pas toujours conscience.

Il est à préciser que la question de l’aide apportée à un proche – pourquoi j’aide, comment j’aide ? – présente un ancrage culturel et familial fort. L’« aidance » fait écho à une histoire de vie, à des vies, à des traditions. Elle s’inscrit dans le temps de l’Histoire.

Avez-vous observé des évolutions dans le rapport au temps des proches aidants en 6 ans à Métropole aidante ?
À Métropole aidante, nous recevons des personnes qui s’autorisent à demander de l’aide. Ils ont déjà fait un pas vers l’accompagnement et le répit. Le défi est de faire en sorte que de plus en plus de gens acceptent de pousser la porte. Beaucoup de travail de sensibilisation est réalisé et porte ses fruits petit à petit. Nous œuvrons à la prévention de la santé des aidants. Nous ne pourrons réellement mesurer l’impact de notre action que sur un temps long. Notre travail de communication et d’« aller vers » dépasse le temps des financeurs. Pourtant, nous savons que s’attacher au répit et à la santé des aidants permet et permettra des économies à notre système de santé. Les missions réalisées par les aidants pallient de nombreux manques de notre système de santé ; en aidant les aidants, on limite les hospitalisations… des aidés mais aussi des aidants ! Mais cela se mesure sur le long terme. Ainsi, la mesure d’impact sur 3 ans n’est pas très révélatrice. Sur 10 ans, l’impact sera déjà plus visible.

Les différences de temporalités entre soignants, aidant et aidé ont-elles des conséquences sur la qualité des soins ?
On a souvent des aidants qui viennent nous voir avec des cristallisations et crispations à l’endroit des professionnels qui interviennent à domicile ou en hôpital auprès de leur proche malade. Elles naissent d’une organisation des soins sans horaires, qui impose à l’aidé comme à l’aidant d’attendre, de savoir-faire des professionnels qui ne s’attachent que trop peu aux habitudes prises par l’aidant et l’aidé, de temps d’échanges expédiés ou inexistants… faute de temps. Nous sommes aussi parfois les témoins d’aidants qui, par le temps consacré à l’aidé et ce temps gommé évoqué plus tôt, deviennent maltraitants du fait de leur épuisement. Agacements, malaises naissent alors de part et d’autre. À Métropole aidante, par l’écoute, nous mettons à plat les situations et travaillons sur les émotions qui se cristallisent sur un soignant, un directeur d’EHPAD ou autre acteur. Quand on arrive à remettre de l’ordre dans tout ça, de comprendre les causes des difficultés et incompréhensions, les causes des émotions, cela décharge ensuite les professionnels de la pression de l’aidant et facilite ainsi leur travail avec une amélioration de la relation, et donc de la qualité des soins.

Où en sont les soignants de la reconnaissance des aidants ? Prennent-ils le temps de l’écoute ?
En règle générale, tous les soignants qui sont à l’écoute de l’aidant constatent que prendre ce temps est un gain de temps et de qualité dans la prise en soin. Les soignants avec lesquels nous travaillons à Métropole aidante sont bien sûr convaincus que le rôle des aidants est crucial. Il est donc difficile de mesurer cette reconnaissance au sein du système de santé dans son ensemble. Nous travaillons à cette reconnaissance par des interventions dans les lieux de formation des soignants. On accueille beaucoup de stagiaires dans nos dispositifs de répit. Mais l’impact, là aussi, se mesurera sur le temps long.

Un frein majeur demeure : celui de la courte durée de vie professionnelle des soignants. Il faut donner du sens au métier pour le faire durer. J’avais une amie en service de réanimation ; la pression était constante et sans accompagnement ou soutien. À 23 ans, on est forcément un peu démuni face à la mort des gens. Elle a relevé aussi un grand manque d’organisation, une déperdition de temps et d’énergie dans la gestion du matériel qui manque, des process qui ne sont pas en place. Le rythme était dur aussi, elle n’avait plus de vie personnelle. Elle a renoncé. Quel impact envisager si les soignants que nous formons au rôle des aidants et à leur écoute s’épuisent et se réorientent ?

La population des proches aidants revêt de nombreuses situations : parents, conjoints, enfants, personnes à la retraite, personnes ayant une activité professionnelle… Les problématiques de temps diffèrent. Quelles conséquences observez-vous ?
À Métropole aidante, on ne voit pas beaucoup de jeunes aidants car une association lyonnaise leur est déjà dédiée et ils s’orientent plutôt vers elle en priorité. Pour les parents aidants, qui ont donc un enfant malade ou handicapé, leur grande inquiétude est « l’après eux », éviter que cela « pèse » sur leurs autres enfants. Il faut s’assurer de prendre le temps avec les enfants qui ne sont pas malades. Ils culpabilisent du temps « volé » à leurs autres enfants pour s’occuper de leur enfant malade et portent une grande angoisse du vieillissement. Ces enfants, qui deviennent pour certains d’entre eux jeunes aidants puis aidants familiaux, subissent tout l’impact psychologique d’être nés ou d’avoir grandi dans un écosystème familial chamboulé par le handicap ou la maladie.

Les enfants ou jeunes qui ont un parent malade veulent profiter du temps qui reste et s’investissent souvent énormément. Ils portent aussi le devoir moral d’aider l’autre parent, de le soulager. Ils grandissent plus vite. Tous ces jeunes aidants ont souvent un sens accru des responsabilités, une empathie exacerbée, quand ils ne sont pas abîmés. Un soutien pour ces jeunes est crucial. En ce qui concerne les proches aidants ayant une activité professionnelle, la question d’arrêter le travail n’est pas systématique, elle est corrélée à une situation financière. On a des aidants qu’on soutient d’un point de vue administratif et financier. Certains sont conscients qu’ils ne tiennent plus physiquement ni psychiquement mais ne savent pas s’ils peuvent se permettre d’arrêter de travailler ou de moins travailler. C’est un casse-tête épuisant qui dépend du budget familial mais aussi de l’argent à investir dans du personnel soignant ou des aides à domicile si l’on continue de travailler.

Quels sont les droits des aidants aujourd’hui ?
Il existe un congé proche-aidant qui permet d’avoir un temps auprès du proche, rémunéré avec l’AJPA. Le taux est accordé en fonction du salaire. Il y a aussi les dons anonymes de jours de RTT dans les entreprises qui permettent de s’absenter de son travail. Il faut prendre en compte deux types d’absences : les absences ponctuelles pour hospitalisation par exemple, et les absences longues pour l’aide à un proche fragilisé. Dans ce dernier cas, il peut devenir nécessaire de passer à un temps partiel. Il y a une précarisation de certains aidants préoccupante. Les solutions de répit ou de soutien sont à démultiplier et à financer, convaincus des économies qu’elles permettent.

Quels sont les défis à relever en priorité pour diminuer ces tensions qui traversent la vie du proche aidant ?
Il faut former les professionnels à prendre en considération l’aidant tant sur sa connaissance de la personne malade que sur ses besoins propres. Dès qu’un soignant observe l’implication d’un proche dans l’aide au quotidien d’une personne malade, il faudrait convenir d’une entrevue avec l’aidant pour l’accompagner dans la prise de conscience de son rôle et faire son bilan de santé. Cet entretien devrait être répété à fréquence régulière et à chaque changement de situation de la personne malade.

Un des défis est de rompre avec l’idée que le temps des professionnels de santé, puisque rare et précieux, doit être exclusivement dédié au patient, que l’on perdrait du temps pour d’autres patients si l’on s’occupait des aidants.

Pour reconnaître le rôle des aidants, que pensez-vous de leur octroyer un statut ?
Pour moi, un statut est essentiellement un inconvénient. Il enfermerait l’aidant dans une obligation. S’il y a un statut, cela sous-entend un référentiel. Or, la réalité du proche aidant est tellement subjective, interpersonnelle, intrafamiliale. Le risque est vraiment de ne plus laisser de liberté à l’aidant sur ce qu’il veut apporter, donner ou non. Le risque est aussi de ne pas laisser aux autres proches la liberté de prendre une place dans l’accompagnement. On perdrait beaucoup de proches aidants si un statut était instauré ; la meilleure amie qui s’inquiète pour sa copine qui est aidante aujourd’hui de son père gravement malade ne viendrait plus nous voir, sa copine n’aurait sans doute pas réclamé de statut pour passer du temps et accompagner son père…

Aujourd’hui, les proches aidants peuvent accéder à des aides par une déclaration sur l’honneur. Peu sont demandées, les démarches pour accéder à un statut seraient un frein supplémentaire. Je vois aussi dans un éventuel statut une difficulté éthique : qui peut en effet donner une définition et des critères précis à l’aidant, qui saurait juger réellement des situations et engagements des proches auprès de leur mari, femme, enfant, sœur, frère, mère, père, etc. ? On ne peut pas être « diagnostiqué » aidant !

Quelles évolutions souhaitez-vous promouvoir pour soulager les aidants ?
Le baluchonnage est à développer. Un professionnel vient au domicile de l’aidant pour prendre le relai sur tout ce qu’il fait habituellement. Les autres aides et soins se poursuivent par les autres acteurs, le cas échéant. Cette initiative permet de redonner à l’aidant le sens du soin et de l’accompagnement sur le long terme, en évitant son épuisement, en considérant tout ce qu’il donne à son proche, en lui permettant de recharger les batteries et de s’interroger sur la place qu’il souhaite prendre à l’avenir. L’association Baluchon France fait là-dessus un beau travail. Le baluchonnage existe depuis 2019 sur le territoire français, grâce à une expérimentation lancée par la DGCS (Direction Générale de la Cohésion Sociale). Cette dernière comprend des dérogations au droit du travail (art. 53 de la loi ESSOC) permettant à un salarié de l’aide à domicile d’intervenir chez un aidant familial 24h/24, de 2 à 6 jours1. La question est à présent de savoir comment on finance son déploiement.

Enfin, il y a bien sûr les maisons de répit à développer. Celle de Tassin-la-Demi-Lune, près de Lyon, maison belle, conviviale, dans un superbe jardin, avec tout le personnel et le matériel requis pour donner les plus grands soins, présente aujourd’hui un très beau taux d’occupation. Il est prévu une maison de répit dans chaque région, en attendant un essaimage plus large pour répondre aux besoins.

J’insiste sur l’importance de créer des solutions, parce que dire aux aidants de prendre du temps pour eux ne résout pas le problème. Ce n’est pas un problème de volonté, le problème c’est la prise en soin de l’aidé !

1. https://baluchonfrance.com/ou-en-est-lexperimentationdu-baluchonnage-en-france/

Fleur Desrousseaux

Après une formation en droit et management des structures sanitaires et sociales à Lyon, Fleur a participé à la construction du premier territoire aidant en France. Le collectif métropole aidante réunit 180 acteurs publics, privés et associatifs, afin d’accompagner les aidants dans la prise de conscience de leur rôle et la mobilisation de solutions de répit.

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