Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025
Nous parlons du soin en général, mais le soin est d’abord une adaptation à une maladie particulière. Et certaines maladies peuvent être longues. Le soin alors aussi est long. Perd-il son sens ? Véronique Lefebvre des Noëttes nous dit que bien au contraire, c’est dans ces maladies auxquelles elle se consacre depuis quarante ans que le soin prend tout son sens parce que dicté par le temps long.
« Est-ce que je suis déjà mort ? » me dit ce patient fébrile et égaré dans cette vie délitée que la maladie d’Alzheimer a sapée inlassablement depuis des années, suspendue entre abandon, rejet, errances dans un temps sans avenir et au passé incertain. Comment ne pas se sentir déjà mort dans un service de soins de longue durée qui concentre toutes les temporalités : des soins aigus, de la maladie chronique, et de la fin de vie annoncée ? Ce lieu renvoie à la mort sociale, cognitive, physique. Qui pourra redonner du sens à cette fin de vie qui n’en finit pas ? Soins de longue durée, long mourir en institution, longs soupirs, longs cris, longues mains décharnées qui se tendent… « À moi, à moi dit un autre, j’ai peur, donnez-moi la main, elle est chaude. »
Ce long mourir renvoie au chronos, à l’éprouvé du temps qui dure. Mais pourquoi ce temps est-il dit long ? Et par rapport à quoi le serait-il ? À l’entrée en institution ? Au début de la maladie ? Au grand âge ? Une patiente de 102 ans me dit dans un soupir, « c’est trop long de mourir surtout si Dieu vous oublie. »
Quel sens donner à ce long mourir, quand tout autour les bruits de la « vraie » vie viennent nous dire : « est-ce bien utile ? Ça coûte très cher quand même de maintenir tous ces vieux dans des mouroirs ! ». Ces vies sans fin de nos patients nous interpellent dans ce deuil blanc que certaines familles font, dans l’absence et l’évitement, parce que ça n’a plus de sens, « vous comprenez il ne me reconnait même pas, moi j’ai pas de temps à perdre »… Ce long mourir nous renvoie à notre propre mort qui n’est plus apprivoisée dans nos cultures portant haut les valeurs de jeunesse et d’autonomie, de contrat égalitaire, de respect des choix au risque de l’abandon, alors que nos malades d’Alzheimer imposent dans la relation soignante, asymétrie, humilité, patience, cheminement ensemble jusqu’au bout. Les soignants dans cet ultime corps à corps, remarquables passeurs de vie sont là, ne partent pas, restent, donnant du temps au temps, un mot, un regard, une parole, une main chaude. Pour qu’une parole puisse se dire, pour qu’un regard puisse se saisir, pour qu’une main puisse se caresser, il faut du temps. N’est-il pas bien que le temps institutionnel soit long ? Il faut donner ce temps aux familles qui le souhaitent, laisser la place à l’inventivité, que la pesanteur institutionnelle s’humanise pour laisser se vivre quelques moments de grâce : Odette souffre d’Alzheimer depuis 5 ans, elle est en phase terminale de sa maladie, le silence et l’apathie, le regard vide et le visage émacié, ont pris la place de la tyrannie des troubles psycho-comportementaux, des cris, des crachats… Elle est alitée depuis des jours dans un long temps, dilaté vers une mort très attendue par sa famille « parce qu’après tout ce qu’elle nous a fait, il faut que ça cesse, faites quelque chose docteur ! C’est insupportable de voir ça ». Odette n’a plus de nom, elle est réifiée, il faut que « ça » finisse. Mais dans la magie de la vie, Odette a deux petites filles merveilleuses et inventives. Tous les jours de sa lente fin de vie, elles sont venues recueillir ses paroles, les enregistrer sur l’air de musique du petit bal perdu de Bourvil… « Alors tu te souviens de quoi mamie ? » « De la pluie, des fraises des bois, du Cantal, des cuisses des footballeurs, je ne me souviens même pas de toi ma jolie »… Et la veille de sa mort, Odette dit dans un éclat de rire : « Qu’est-ce que je vais me regretter quand je ne serai plus là ! ». Ce temps-là est incompressible et se dilate dans un espace d’humanité et de tendresse qui se glisse dans des mots et des gestes simples.
Véronique Lefebvre des Noëttes
Pédopsychiatre, puis gérontopsychiatre, elle prend soin des malades d’Alzheimer et de leurs proches depuis près de quarante ans à l’APHP (94). Elle leur a consacré une thèse de philosophie pratique et d’éthique médicale. Elle co-dirige le pôle d’éthique biomédicale du collège des Bernardins. Elle a publié : Du consentement dans la maladie d’Alzheimer, Connaissances et savoirs, 2017 ; Alzheimer, L’éthique à l’écoute des petites perceptions, Toulouse, Éres, 2018 ; Que faire Face à Alzheimer, Monaco, 2019, éd. du Rocher (poche 2021) ; Vieillir n’est pas un crime, Monaco, 2021, éd. du Rocher ; La force de la Caresse, Monaco, éd. du Rocher, 2022 ; Mourir sur ordonnance ou être accompagné jusqu’au bout, Monaco, éd. du Rocher, 2023.