Lettre du (dé)confinement n°9
Après deux mois d’isolement, de repli sur soi, de ralentissement de la vie économique, l’heure est à la réouverture des commerces, au retour des bruits de la cité, aux retrouvailles prudentes avec certains proches… une renaissance ? Nous l’espérons et voulons l’ancrer dans les expériences vécues et les besoins fondamentaux révélés dans cette crise, afin que cette joie soit durable.
Et si renaître, c’était découvrir peu à peu qui nous sommes ? Pour nous, cette découverte de soi passe par la rencontre de l’autre et la prise de conscience de nos liens et de notre responsabilité les uns vis-à-vis des autres.
Pourquoi renaître à soi ? Car de la renaissance de l’Homme par et pour autrui dépend la renaissance d’une société fraternelle. « Pourquoi faire retour sur soi-même, pourquoi embrasser ma voie particulière, pourquoi unifier mon être ? Et voici la réponse : pas pour moi. […] Commencer par soi, mais non finir par soi ; se prendre pour point de départ, mais non pour but ; se connaître, mais non se préoccuper de soi. […] Ce n’est pas de toi mais du monde qu’il faut te préoccuper. »*
Mais à l’heure des individualismes, des gestes barrière et des peurs qui traversent notre monde, comment concrétiser cette interdépendance, ces liens qui nous sont indispensables ? En convoquant l’Homme dans toutes ses dimensions et potentialités, en l’invitant à vivre son unité corps, âme, esprit et à faire dialoguer ces différentes essences de soi pour comprendre et agir. Comment ? Servir les personnes les plus fragiles et comprendre ainsi leurs réalités – S’inspirer par l’art, la littérature, la philosophie, par l’écoute de l’autre et prendre du recul – Chercher ensemble, dans la diversité de nos expériences, les solutions pragmatiques et durables pour une société plus juste et solidaire. C’est l’invitation et la méthode de UP for Humanness pour construire ensemble un monde plus humain ! On y va ?
*Martin Buber, Le chemin de l’Homme, Les Belles Lettres, Paris, 2015 [1947], pp. 189-190
Respirer et goûter la renaissance par l’art
Respirer par la littérature…
Chaque après-midi, quand ils revenaient de l’école, les enfants avaient l’habitude d’aller jouer dans le jardin du Géant. C’était un grand jardin solitaire avec un doux gazon vert. (…) Un jour, le Géant revint. (…) – Que faites-vous là ? cria-t-il d’une voix très aigre. Et les enfants s’enfuirent. – Mon jardin est à moi seul, reprit le Géant. Tout le monde doit comprendre cela et je ne permettrai à personne qu’à moi de s’y ébattre. Alors il l’entoura d’une haute muraille et y plaça un écriteau : DEFENSE D’ENTRER SOUS PEINE DE POURSUITES.
C’était un Géant très égoïste. (…) Les seuls à se réjouir, ce furent la Neige et la Glace. – Le printemps a oublié ce jardin, s’écriaient-elles. Alors nous allons y vivre toute l’année. (…) – Je ne puis comprendre pourquoi le printemps est si long à venir, disait le Géant égoïste, quand il se mettait à la fenêtre et regardait son jardin blanc et froid. Je souhaite que le temps change. Mais le printemps ne venait pas. L’été non plus. Dans tous les jardins, l’automne apporta des fruits d’or, mais il n’en donna aucun au jardin du Géant. – Il est par trop égoïste, dit-il.
(…) Un matin le Géant, déjà éveillé, était couché dans son lit, quand il entendit une musique délicieuse. (…) – Je crois qu’enfin le printemps est venu, dit le Géant. Et il sauta du lit et regarda. Que vit-il ? Il vit un spectacle étrange. Par une petite brèche dans la muraille, les enfants s’étaient glissés dans le jardin et s’étaient huchés sur les branches des arbres. Sur tous les arbres qu’il pouvait voir, il y avait un petit enfant et les arbres étaient si heureux de porter de nouveau des enfants qu’ils s’étaient couverts de fleurs et qu’ils agitaient gracieusement leurs bras sur la tête des enfants. Les oiseaux voletaient de l’un à l’autre et gazouillaient avec délices et les fleurs dressaient leurs têtes dans l’herbe verte et riaient. C’était un joli tableau.
Dans un seul coin, c’était encore l’hiver, dans le coin le plus éloigné du jardin. Là il y avait un tout petit enfant. Il était si petit qu’il n’avait pu atteindre les branches de l’arbre et il se promenait tout autour en pleurant amèrement. Le pauvre arbre était encore tout couvert de glace et de neige et le Vent du Nord soufflait et rugissait au-dessus de lui. – Grimpe donc, petit garçon, disait l’arbre. Et il lui tendait ses branches aussi bas qu’il le pouvait, mais le garçonnet était trop petit.
Le cœur du Géant fondit quand il regarda au dehors. – Combien j’ai été égoïste, pensa-t-il. Maintenant je sais pourquoi le printemps n’a pas voulu venir ici. Je vais mettre ce pauvre petit garçon sur la cime de l’arbre ; puis je jetterai bas la muraille et mon jardin sera à jamais le lieu de récréation des enfants. Il était vraiment très repentant de ce qu’il avait fait. Alors il descendit les escaliers, ouvrit doucement la porte de façade et descendit dans le jardin. Mais quand les enfants le virent, ils furent si terrifiés qu’ils prirent la fuite et le jardin redevint hivernal
Seul le petit enfant ne s’était pas enfui, car ses yeux étaient si pleins de larmes qu’il n’avait pas vu venir le Géant. Et le Géant se glissa derrière lui, le prit gentiment dans ses mains et le déposa sur l’arbre. Et l’arbre aussitôt fleurit ; les oiseaux y vinrent percher et chanter et le petit garçon étendit ses deux bras, les passa autour du cou du Géant et l’embrassa. Et les autres enfants, quand ils virent que le Géant n’était plus méchant, accoururent et le printemps arriva avec eux. (…)
Oscar Wilde, Contes et récits, « Le Géant égoïste », Livre de Poche, 2019 [1888], pp. 71-76.
Pour un stoïcisme impatient.
Avec toi, j’ai à cœur de m’avancer sur un chemin inédit et je tente de concilier les extrêmes. Oserais-je dessiner un stoïcisme impatient ? Le stoïcien de mes rêves construit le futur en s’ajustant à ses réelles dispositions et s’abstient de jeter sur le monde le voile de la méfiance. Il ne brigue pas une confiance absolue et, se libérant d’une telle exigence, ouvre chaque jour son amour pour la vie. Avec virtuosité, cet homme ne se fige pas dans une posture choisie une fois pour toutes, mais s’adapte adroitement aux nécessités du quotidien. Bien qu’il se sache fragile, il renonce à prendre refuge dans une tranquillité conquise à bas prix. L’abandon, loin de le retrancher de la vie, loin de l’en prémunir, l’élargit.
Le stoïcisme impatient réclame une virtuosité qui tire profit des ressources que donne l’instant. Il ne cherche pas à devenir plus tranquille, mais plus vivant. Et s’il diminue nos attentes, c’est pour nous faire jouir davantage de l’existence. Dans la souffrance, sans s’endurcir, il entend le commandement de la vie : « Tout mettre en œuvre pour sauvegarder la joie et la partager. »
Si fuir à tout prix la douleur peut nous épuiser, le combat contre le mal élève l’homme.
Alexandre Jollien, La Construction de soi, Editions du Seuil, p.175.
…et la philosophie
L’humanisme naît, dans l’histoire de l’Europe, en des temps de crise et de transformation. Il est, me semble-t-il, une tentative de répondre à la question : comment transformer une crise en renaissance sans que la génération vivant la crise – et qui va mourir dans un monde différent de celui dans lequel elle est née – ait le sentiment de tout perdre ? Comment transvaluer un héritage et une tradition sans provoquer de rupture politique, économique, culturelle ?
Dans des moments de bouleversement, liés à une accumulation de mutations rapides et d’innovations technologiques, à la découverte de nouveaux espaces, de modes de pensée différents, à la fragilisation de l’ancien monde, comme nous le vivons en Chine ou en Europe, les repères, qui intègrent chacun dans la société et chaque génération dans l’histoire, sont menacés d’effacement.
Quand il y a crise et transformation, des individus, parfois une génération entière, vivront et mourront dans un monde différent de celui où ils sont nés. N’ayant plus les clés pour comprendre les changements qui leur adviennent ni pour les orienter dans un sens cohérent avec leurs repères dépassés, ils risquent d’être sacrifiés sur l’autel des lendemains qui chantent. Le danger éveille la peur, mais la peur est mauvaise conseillère.
L’humanisme est la philosophie, toujours nouvelle, qui cherche à transformer les ruptures historiques en renaissance en mettant l’Homme au centre des changements. L’humanisme refuse de se laisser fasciner par ce qui est ancien au point de refuser le nouveau, et par ce qui est nouveau au point de rompre avec l’ancien. Il assure la transmission du passé autant que sa réforme.
Les régions du monde, les nations, les cultures produiront des réponses différentes aux défis qui se présentent, mais elles ne peuvent le faire dans l’ignorance les unes des autres. La profondeur des changements au 21ème siècle nous rendent responsables les uns des autres. C’est le sens de nombreuses initiatives, prises partout dans le monde, et en particulier celle qui inspire UP for Humanness.
Les deux balises que nous posons pour que naisse un nouvel humanisme aux dimensions du monde sont l’unité de l’humanité, à travers ses diversités culturelles, et l’unité de l’humain, un de corps, d’âme et d’esprit. Du partage d’expérience, de la recherche commune, de l’un échange de don désintéressé dépendent l’unification ou la fragmentation du monde. Dans la peur de l’avenir, certains se replient dans le fondamentalisme, c’est-à-dire la tentation de perpétuer le passé, comme si tout y avait été dit de nos richesses spirituelles. D’autres, fascinés par tout ce qui change, tout ce qui semble possible, prennent le risque de rompre avec le passé de l’humanité, voire avec l’humain lui-même.
Comment unir tradition et modernité ? Comment renaître à nous-mêmes ? La question, à la fois théorique et pratique, se pose sous tous les cieux et concerne tous les types d’activité humaine, tous les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être. Chercher ensemble, dans la confrontation des expériences et des savoirs ; s’inspirer de la diversité des traditions, pour se décentrer et dialoguer d’âme à âme ; rencontrer et servir l’autre vulnérable : tels sont des chemins de la créativité qui peut transformer un changement d’époque en renaissance. L’avenir de la globalisation du monde ne peut être une renaissance que si elle est d’abord une question humaniste, c’est-à-dire spirituelle. L’appel de beaucoup – de Nicolas Hulot au pape François – à écouter conjointement la voix de la Terre et la voix des pauvres le confirme.
Antoine Guggenheim, Renaissance et humanisme, Conférence à Nankin, 2015
La rencontre possible et inévitable de l’homme avec lui-même, après la fin des imaginations et des illusions, ne pourra s’accomplir que dans la rencontre de l’individu avec son prochain – et elle devra s’accomplir sous cette forme. L’individu n’aura brisé sa solitude que quand il connaîtra dans l’autre, avec toute son altérité, soi-même, l’Homme, quand il percera vers l’autre de ce point-là, en une rencontre grave et transformatrice.
Martin Buber, Le Problème de l’Homme, Les Belles Lettre, 2015 [1943], p. 190
Quels « déconfinés » saurons-nous être ?
On raconte qu’au deuxième siècle de notre ère vivait en Galilée un homme nommé Rabbi Shimon Bar-Yoh’ai. Cet homme érudit vécut un jour une crise profonde, non pas sanitaire mais personnelle. Accusé par les autorités romaines d’être une menace pour l’empire, il fut condamné à mort et se réfugia dans une grotte de Galilée. Là, il vécut douze années entières, sans aucun contact avec le monde extérieur, confiné pour échapper à la mort et entièrement immergé dans l’étude de la Thora.
Douze ans plus tard (de quoi nous plaignons-nous ?), la voix d’un prophète lui annonça qu’il pouvait enfin sortir. L’homme se « déconfina », plein de sagesse et d’espoir. Mais en constatant qu’au dehors, le monde vaquait à ses occupations profanes et délaissait l’étude, il fut pris de colère. Selon la légende, partout où ses yeux se posaient, le monde prenait feu.
Une voix céleste lui hurla alors : « Si tu es sorti de ta grotte pour détruire mon univers, retournes-y immédiatement. » Ainsi, connut-il une seconde vague de confinement, avant d’être autorisé à revenir au monde. Un an plus tard, Rabbi Shimon apprit à poser sur le monde un regard apaisé, et selon la légende, à « soigner avec les yeux ».
Cette très vieille histoire talmudique m’obsède depuis des semaines. Constamment, je me demande quels « déconfinés » nous saurons être à la sortie de nos grottes ? Ces semaines passées hors du monde, dans un monologue forcé avec nos certitudes, a sans doute renforcé chez beaucoup d’entre nous, des convictions existantes, conforté des « Thoras » personnelles en nous convaincant que nos grilles de lecture du monde étaient les bonnes.
Tendez l’oreille et vous l’entendrez : tant de gens autour de nous interprètent la crise dans le sens d’un « on vous l’avait bien dit ! » idéologique (sur le capitalisme, l’environnement, l’économie, la politique ou la religion…) Nos doutes risquent de rester bien longtemps confinés.
Comment, dès lors, nous assurer que notre retour au monde ne rendra pas nos regards incandescents, ne nous fera pas jeter au dehors un œil destructeur, empli de mépris pour ceux qui vivent autrement et ne partagent pas notre « vérité » et nos interprétations ?
Comment saurons-nous ne pas haïr ceux qui nous menacent de contamination ?
Aurons-nous besoin comme Rabbi Shimon d’un retour temporaire à l’intérieur de nos grottes pour développer un autre regard et apprendre nous aussi à « soigner avec nos yeux » ?
Post-scriptum : Rabbi Shimon Bar-Yohai est mort le 18è jour du mois de Iyyar, selon le calendrier juif. Hasard amusant, dans le calendrier civil, cette date tombe le 11 mai 2020.
Petite leçon (talmudique) de déconfinement par Delphine Horvilleur, rabbin
Respirer et goûter la renaissance par la musique
Danses povlovtsiennes de Borodine – Chœur de l’Opéra national de Paris
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