Les soins palliatifs ou l’essence de la médecine

par | 19 Juin 2025 | Le Temps et le Soin

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en mai 2025

Il n’est pas forcément évident d’affirmer que l’essence de la médecine se révèle à nous dans des soins dont l’objectif n’est pas de rétablir la santé, mais d’accompagner la fin de celle-ci, la fin de la vie. Claude Grange qui est praticien en soins palliatifs depuis 25 ans nous démontre par son témoignage marquant la beauté de ceux-ci la nécessité de leur donner une place importante dans le système de soin. Son regard est à la fois concret et humain et les solutions qu’il propose sont réalistes et porteuses d’espoir.

 

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je travaille actuellement à la Fondation Mallet dans un Foyer d’Accueil Médicalisé comme médecin de 90 personnes en situation d’handicap moteur, très lourd, je suis également formateur en soins palliatifs et auteur du livre Le dernier souffle. J’étais au départ médecin en réanimation polyvalente puis j’ai exercé pendant 20 ans comme médecin généraliste dans les Yvelines. En mars 1988, nous avons perdu notre quatrième enfant, Augustin, alors qu’il était encore nourrisson et cela a été un vrai bouleversement dans ma vie personnelle mais également professionnelle. Pendant cette période, nous avons été accompagnés par une équipe médicale extrêmement humaine et soutenante. En tant que médecin, il me fallait rendre ce que j’avais reçu. Bien que je ne me sois jamais vraiment penché sur l’accompagnement de la fin de vie auparavant, j’ai décidé de suivre un des premiers DU sur les soins palliatifs en 1991-1992. Cette formation m’a complètement transformé ! Quelques années plus tard, en 1999, j’ouvrais la première unité de soins palliatifs à l’hôpital de Houdan dont j’ai été le chef de service pendant 25 ans. En quelques années, je suis passé d’une médecine de la toute-puissance, une médecine qui guérit, à une médecine de l’accompagnement et de l’écoute des derniers instants de vie.

Comment appréhender le temps de la fin de vie ?

Le temps de la fin de vie est un temps qui, puisqu’il est compté, est extraordinaire. Il nécessite cependant d’être accompagné correctement par des soignants. Quand je me présente comme médecin en soins palliatifs, on pense toujours que mon métier est extrêmement triste, alors que c’est un métier empli de moments merveilleux. On n’imagine pas tous les événements de vie qui se déroulent sous nos yeux : réconciliations, mariages, baptêmes, rires, transmissions, échanges… C’est un temps qu’il est important de vivre. Il faut changer notre regard : les unités palliatives sont des lieux de vie, absolument pas des mouroirs.

Nous devons accompagner les patients pour qu’ils vivent ce temps dans les conditions les plus confortables possibles. Nous dessinons un projet d’accompagnement personnalisé, fondé sur les besoins et les envies du patient. Nous quittons notre position de médecin sachant pour aller vers une médecine humaniste : nous n’agissons pas selon ce que nous souhaitons ou pensons nécessaire mais selon ce que le patient souhaite. La parole du malade prône, elle est sacrée : nous écrivons exactement les propos du patient, sans les reformuler. Tant qu’il peut s’exprimer et interagir avec nous, on sait répondre au mieux à ses attentes, mais dès lors qu’il ne le peut plus, c’est beaucoup plus difficile. On se réfère alors à ses directives anticipées, en espérant qu’il ait pris le temps de les rédiger. Si ce n’est pas le cas, on se retrouve très vite dans une situation avec des tensions entre les proches, s’ils ne sont pas d’accord entre eux.

Que change le soin de la fin de vie ? Quels impacts sur la pratique du soin ?

En soins palliatifs, on change complètement notre manière d’aborder le soin, on change de paradigme, de logiciel. Dès qu’on réalise une action, on se demande si on apporte davantage de bénéfices que d’inconvénients. On ne cherche plus à guérir la cause mais à soulager les symptômes en considérant la personne dans son intégralité. On a besoin de connaître l’histoire de vie du patient, pas seulement ses antécédents. Il faut prendre le temps de l’écouter, de partager du temps avec lui. Je ne soigne pas un cancer du sein métastatique mais une personne qui a d’abord une histoire propre, singulière, dans laquelle un cancer est apparu.

Pour soulager les patients au mieux, on utilise bien sûr les différents antalgiques de la pharmacopée mais aussi des traitements non médicamenteux. Par exemple, on propose des bains thérapeutiques dans une salle avec une fresque murale, de la musique et des diffuseurs de senteurs choisis par leurs soins. Certains patients se perdent dans la contemplation de la fresque, et détendus avec leurs cinq sens en éveil, ils parviennent à mieux gérer leurs douleurs. On leur propose également des séances de sophrologie, des massages, de l’hypnose… On accepte même parfois les animaux : chiens, chats, chevaux… Nous cherchons à pratiquer une médecine holistique centrée sur le patient et sur ses besoins.

Quelles transformations la fin de vie et les soins palliatifs opèrent-ils dans la manière des soignants de vivre le soin ?

Souvent, on pense qu’il est compliqué d’être confronté à la mort et à la souffrance au quotidien. Cependant, les soignants qui ont accompagné des patients en soins palliatifs, expriment leur difficulté à retourner dans d’autres services plus classiques. Un certain nombre de médecins viennent de l’anesthésie réanimation, de la gériatrie, de la médecine générale. Les infirmiers et aides-soignants viennent généralement de services très techniques où ils manquaient de temps pour prendre ce temps de la relation avec le patient qui les anime dans leur métier. La médecine de la fin de vie est une médecine du prendre soin. Face à une médecine de plus en plus performante, technique, dépersonnalisée… les soignants ont besoin de se recentrer sur le cœur du soin, sur le visage d’autrui qui souffre et me requiert pour suivre l’invitation de Levinas. 

Les soignants, et plus particulièrement les paramédicaux, ont à cœur de retrouver un soin qui fait sens, où chaque geste est réfléchi, justifié, où il n’y a pas d’obstination déraisonnable. Un cancérologue de l’hôpital Cochin a réalisé une enquête auprès de ses confrères cancérologues sur la façon dont ils accompagnaient la fin de vie dans leur service. Il ressort de cette étude que, face à un patient sur le point de décéder, un tiers continue les traitements curatifs sans reconnaitre la situation, un tiers reconnaît qu’il devrait arrêter les traitements car ils sont délétères mais ne le fait pas et un tiers suspend les traitements et se tourne vers les soins palliatifs. Pour moi, s’acharner à absolument vouloir guérir, quand ce n’est plus possible, est un péché d’orgueil. Il faut reconnaître notre finitude et accompagner chacun avec un soin juste. Les médecins sont encore trop souvent, par manque de formation, le maillon faible dans la chaîne de prise en charge du patient en soins palliatifs (Je l’ai été pendant un certain temps…). Il est clair que c’est nous qui passons le moins de temps au chevet du malade, contrairement aux soignants paramédicaux qui sont souvent naturellement davantage dans la relation.

Par ailleurs, il n’y a pas assez d’unités de soins palliatifs : 21 départements en sont dépourvus. On ne prend pas conscience de l’importance de cette spécialité. Alors, on se repose sur des unités mobiles, quand elles existent, mais ce n’est pas optimal pour les situations les plus complexes. On se déplace dans les services mais on n’a pas les mêmes moyens, ni le même cadre. De plus, le médecin référent reste décisionnaire dans son propre service, même si l’on n’est pas d’accord. On ne se substitue pas, on est là pour donner un conseil.

Dans ce temps de la fin de vie, comment accompagnez-vous les différentes temporalités en présence ?

Après l’arrivée d’un nouveau patient, je reçois toujours sa famille dans les 24 ou 48 heures qui suivent. Je veux m’assurer que tous ont bien compris ce que sont les soins palliatifs et la façon dont leur proche va être accompagné. A chaque instant, je m’enquiers de savoir si tout est clair. S’il y a la moindre tension, je désamorce tout de suite : c’est très important que tout le monde soit aligné !

Souvent, il y a un décalage très important entre ce que la famille sait et les informations qui ont été transmises au patient. Ses proches ne veulent pas l’inquiéter et refusent parfois qu’on lui dise la vérité. Personnellement, je pense qu’il ne faut pas asséner une vérité à quelqu’un qui ne veut pas l’entendre, mais s’il pose des questions, il faut lui répondre. Je ne reste pas bloqué par une injonction des familles, on a un devoir de soigner les patients et de les tenir au courant s’ils le souhaitent : le secret médical, la vérité, on la doit en priorité au malade.

Dans les années à venir, nous aurons de plus en plus d’aidants. Il faut les intégrer, les prendre en compte dans l’accompagnement de leurs proches. C’est une mutation qui impactera toute la société et il faudra mettre des dispositifs pour aider les aidants.

Quels enseignements cette médecine palliative peut-elle apporter dans les autres services, dans la pratique du soin en général ?

On a formaté les médecins au devoir de guérir, la mort est vécue comme un échec, d’ailleurs on ne prononce pas le mot « mort » dans leurs études, comme si cela n’allait jamais arriver. Alors comment les médecins pourraient-ils accompagner correctement cette période de la vie de leurs patients si, dans leur cursus initial, il n’y a pas un temps suffisant à la démarche éthique et à la pratique de la médecine palliative ? En formation médicale continue, seuls 2 % des ~100 000 médecins généralistes ont décidé de prendre un temps de formation en soins palliatifs, ce n’est pas assez ! De plus, avec la loi en discussion sur l’aide active à mourir, on va demander à des soignants qui ont déjà du mal à accepter la mort dans leur métier de donner la mort. L’hôpital va suffisamment mal pour qu’on n’impose pas cela en plus aux soignants ! Si chacun est libre de décider du moment de sa mort, cela relève du juridique, pas de la médecine !

Il faut absolument qu’on parvienne à ne pas avoir à choisir entre une médecine technicienne et une médecine humaniste : il faut qu’elles concordent. On doit faire attention à chacun dans son unicité et son intégralité. Accepter la finitude humaine, tout en accompagnant chaque patient dans un surcroît d’humanité, une attention, une réelle qualité relationnelle. Soutenir le regard, écouter la plainte, ne pas fuir, ne pas mentir, ne pas rassurer faussement. Il est nécessaire d’apprendre à soigner notre communication : avoir les mots justes dans un langage compréhensible par le patient et empreint d’humanité. Il faut former aux techniques de communication et de relationnel. Cet apprentissage doit avoir lieu dès le cursus initial des médecins. Il faut multiplier les mises en situation avec des cas concrets et s’entrainer. Il faut repenser nos méthodes de sélection des médecins, ne pas sélectionner uniquement sur des aspects scientifiques, mais davantage sur les humanités.

Alors, quand vous entendez « le temps et le soin », qu’est-ce que cela vous évoque ?

Cela m’évoque la richesse des soins palliatifs : la plupart des soignants disent qu’ils n’ont pas le temps, mais nous, on prend le temps. Contrairement aux autres services où la principale dépense est souvent liée aux produits de santé, nous, ce qui nous coûte cher, c’est le temps passé auprès des malades. C’est certes un coût, mais c’est avant tout notre richesse. Je suis très pointilleux sur la façon dont s’organisent nos réunions : il est important que tout le monde soit présent et à l’heure. Seule une infirmière est responsable des sonnettes urgentes mais personne ne doit répondre à son téléphone ou quitter la réunion. On ne sait plus être au temps présent. Sollicités de toute part, on est moins efficace et on manque des informations capitales. Ces temps de réflexion et de délibération pluridisciplinaires sont indispensables pour accompagner correctement les patients. In fine, c’est le médecin qui décide mais il est nécessaire d’avoir en amont une discussion avec tous les soignants d’écouter la position de chaque membre de l’équipe pour assurer un soin pertinent et de qualité. Prendre le temps de l’échange, c’est gagner du temps à long terme.

Claude Grange

Médecin généraliste devenu praticien hospitalier « douleur et soins palliatifs » au Centre hospitalier de Dreux, Claude Grange a fondé et dirigé l’Unité de soins palliatifs de Houdan de 1999 à 2022. Il est aussi formateur indépendant en soins palliatifs pour les professionnels de santé depuis 25 ans. Claude Grange est actuellement médecin responsable au Foyer d’Accueil Médicalisé (F.A.M.) de la fondation Mallet à Richebourg (78). Claude Grange est également auteur du « Dernier Souffle », éditions Gallimard et Folio, février 2023, personnage principal du documentaire « VIVANTS », juillet 2023 et a participé au script du film de Costa Gavras « Le dernier souffle » distribué par Bac Film, février 2025.

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