Pouvoir des mots, plaisir de lire et lecture scolaire : entretien avec une auteure engagée

par | 25 Mar 2024 | Accès à la culture pour tous

Article publié dans la revue Pour un monde plus humain de UP for Humanness en décembre 2023-mars 2024

Enseignante-chercheuse spécialisée en sociologie, Clémentine Beauvais est aussi auteure et traductrice, spécialisée dans la lecture jeunesse. Elle nous éclaire ici sur les enjeux autour de la lecture jeunesse et nous suggère des pistes en vue de susciter un intérêt accru des élèves.

Nous manquons de données scientifiques claires pour dire les bienfaits de la lecture pour la société, la jeunesse ou le développement personnel. On affirme des choses… Le National Literacy Trust1 parle de « l’impact personnel, éducatif, politique », de « la confiance, la connaissance, la culture générale… » mais cela reste selon moi assez vague ! Pour chaque lecteur, ces impacts sont corrélés à la classe sociale, à l’éducation, à des concepts fluctuants comme le tempérament, l’empathie, etc. Je crois évidemment que la lecture permet une attitude plus positive envers les autres, mais de là à en lister les impacts… Je ne me risquerai pas à faire des généralités.

Le pouvoir d’un mot

Je peux seulement affirmer que la littérature est parmi les seuls arts basés entièrement sur la langue, la langue comme matériau brut. La langue. Avec des mots, uniquement des mots, on peut créer un univers, des personnes, des histoires, des points d’entrée dans la psyché d’un lecteur. On peut s’emparer d’un mot et ainsi déclencher un processus cognitif chez un autre. Ça, c’est incroyable.

La polyphonie inhérente à chaque mot fait qu’il est chargé de l’histoire de toutes les personnes qui l’ont prononcé avant, de toutes ses utilisations. Et le fait de pouvoir s’en emparer, d’en faire quelque chose qui va initier des états parfois de… transe hallucinatoire (!) chez d’autres personnes, c’est complètement fou ! Et cela ne peut passer que par une conscience de l’acte de composition littéraire qui est au centre de la lecture.

Une autre chose remarquable avec cette discipline est l’art de l’ellipse. La littérature a pour moi ceci en commun avec la musique qu’un bon livre, un bon texte, vont laisser un immense espace interprétatif. Il y a une zone de remplissage et d’extrapolation qui semblent cognitivement très intéressante. L’ellipse existe aussi dans le cinéma, les arts visuels, les jeux vidéo, etc. mais c’est tout à fait particulier dans la littérature. Avec la prédominance du visuel dans notre société, je crois que les ellipses linguistiques sont particulièrement intrigantes et je trouve que ce qu’elles permettent au lecteur est essentiel.

Lecture, écriture et goût de lire

Ce qui m’inquiète et me gêne – dans le rapport à la lecture à l’école ou au collège – est la capacité des élèves à apprécier la littérature. C’est mon sujet principal. 

Depuis des décennies, on s’inquiète du rapport à la lecture chez les jeunes et on propose une conception que j’estime trop binaire autour des idées de plaisir de lire. L’expression « plaisir de lire » n’est d’ailleurs jamais conceptualisée, ce qui semble fou quand on sait que Roland Barthes écrit dès 1973 Le plaisir du texte. Et cette conception est même devenue un facteur de divisions entre deux pratiques de la lecture : l’une qui serait la lecture uniquement « plaisir, loisir, choisie… », appelée lecture cursive, sans aucune importance éducative et l’autre qui serait la lecture « subie, scolaire, dictée par les classiques, par l’apprentissage littéraire et linguistique, etc. ». 

La lecture « plaisir » est alors pensée au sein des établissements comme une manière de motiver les enfants à lire pour qu’un jour ils passent « enfin » à la lecture de classiques, de livre « plus compliqués ». L’apprentissage du littéraire est tellement ségrégué par cette vision que la majorité des professeurs de lettres n’utilisent pas dans leurs cours des textes issus de la littérature dite « cursive » même s’ils encouragent à en lire.

Cette vision entérine dans la tête des enfants et adolescents l’idée qu’il y a une lecture plaisir d’un côté qui n’a pas besoin d’être examinée, observée, critiquée, etc., voire sur laquelle on ne peut même pas émettre de jugements de goûts sans risquer d’être taxés d’élitistes. Et d’un autre côté une lecture classique, en classe, qui elle est choisie par les professeurs pour les élèves. 

Redonner le goût de la langue, de la littérature

Il y a quelques initiatives qui me semblent particulièrement intéressantes pour favoriser le goût de la lecture et de l’écriture chez les élèves. Les classes de 6e et 5e notamment sont des moments charnières sur ces sujets.

D’abord, je crois beaucoup aux projets pédagogiques qui incluent les créateurs « vivants ». Dans les classes où je suis invitée, je demande souvent « quel est votre auteur préféré ? » et une majorité d’enfants de CM2 – par exemple – répondent en disant le nom d’un auteur qui est venu les voir en CE2. Ça reste complètement inoubliable pour eux. 

Autre initiative ; je trouve important d’offrir la possibilité aux enfants de voir des brouillons, différents jets, des croquis des auteurs… Cela peut être valorisé par les rencontres scolaires mais par plein d’autres manières. L’une des grosses illusions des enfants – et c’est pareil pour beaucoup d’adultes – est de penser que la création littéraire se fait par magie sans aucun travail de composition et de réécriture. Prendre conscience que le travail littéraire implique des erreurs, des hésitations, remet à la portée de chacun et inculque toute la vérité du travail linguistique qu’il y a derrière.

Troisième pratique à favoriser même si elle fait débat : la lecture à voix haute. À la fois dans les familles, lors de lectures publiques, de lectures en classe… Daniel Pennac le disait déjà dans les années 1980.

Ce n’est pas un avis universel, mais par la lecture à voix haute on expose quelqu’un à un texte littéraire qui est le même que celui qu’on lit seul. Certains professeurs veulent le plus possible inviter à la lecture autonome mais le résultat de l’enquête du think-tank VersLeHaut montre que les lectures à voix haute sont hyper utiles, rien que pour hameçonner vers la lecture. 

En arrêtant la lecture à voix haute dès que les enfants arrivent à lire tout seul – ce qui est le plus souvent le cas – on passe le message que « à partir de maintenant tu fais tout tout seul », et cela ne rend pas service à la littérature. Je suis intimement convaincue que c’est dans le collectif, le dialogue, que s’épanouit un vrai sens du littéraire. Il faut oser proposer des approches variées des manières d’aborder le texte, et notamment le FALC pensé pour des profils neuroatypiques allant de la Trisomie 21 aux TSA, ou pour les apprenants du français. Il est essentiel de multiplier les portes d’entrées, les occasions de dialogue autour de textes littéraires et autour de la notion de plaisir.

Enfin, je dois dire qu’on manque de recherche sur tous ces sujets. Je suis Marraine des Petits champions de la lecture cette année et je veux lancer un vrai projet de recherche en partant de ce concours pour voir ce qu’il se passe quand on demande à des enfants de lire à voix haute, pour ceux qui lisent et ceux qui écoutent, ce qui s’articule dans cette relation, etc. 

Article rédigé par Amaury Perrachon à partir d’un entretien.

1 Le National Literacy Trust (NLT) est un organisme de bienfaisance indépendant basé à Londres, en Angleterre, qui promeut l’alphabétisation et publie des rapports de recherche sur les bienfaits de la lecture.

Clémentine Beauvais

Clémentine Beauvais est autrice, traductrice et enseignante chercheuse en sciences de l’éducation à l’université d’York (Grande-Bretagne). Elle est la marraine des Petits Champions de la Lecture.

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