Étincelle du 1er juin : l’amitié

par | 15 Juin 2021 | Insertion durable

Comment parler de l’amitié ? Qu’est-ce que ce sentiment évoque pour les auteurs, les artistes, et pour nous ? C’est le thème que Béatrice et Antoine ont proposé lors de l’Étincelle du 1er juin proposée par UP for Humanness, avec cette sélection de textes et d’œuvres d’art pour nous aider à y réfléchir.

L’œuvre d’art

Renoir étincelles l'amitié 

Pierre-Auguste Renoir, La leçon de piano, huile sur toile, 1889


L’amitié en musique

La version du Tede Poem, un chant slavon proposée au départ par Béatrice et Antoine était celle de l’ensemble musical Kiantado que vous pouvez retrouver sur leur page : https://kiantado.com/ressources/.

Nigel Short étincelles l'amitié

Nigel Short

Nous vous proposons d’accéder directement à cette version de Pavel Tchesnokov, sous la direction de Nigel Short.

 


L’amitié dans les textes

Jadis notre nature n’était pas ce qu’elle est à présent, elle était bien différente. D’abord il y avait trois espèces d’hommes, et non deux, comme aujourd’hui : le mâle, la femelle et, outre ces deux-là, une troisième composée des deux autres ; le nom seul en reste aujourd’hui, l’espèce a disparu. C’était l’espèce androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres, mâle et femelle, dont elle était formée ; aujourd’hui elle n’existe plus et c’est un nom décrié. […] Et ces trois espèces étaient ainsi conformées parce que le mâle tirait son origine du soleil, la femelle de la terre, l’espèce mixte de la lune, qui participe de l’un et de l’autre.

Platon, Le Banquet


Selon le philosophe grec, l’amitié entre deux personnes pouvait prendre trois directions différentes. Le premier type d’amitié définie par Aristote est l’amitié « utile » ou « par intérêt ». Cette relation est donc basée sur un lien d’utilité : la relation vous apporte quelque chose de profitable (et à l’inverse, vous êtes tout aussi utile à votre ami). Le second type d’amitié est celui « du plaisir » : vous aimez avant tout être ensemble et organiser des activités pour profiter de ces moments à deux. Balades à vélo, cours de poterie ou tout simplement verre en terrasse, vous et votre ami être sur la même longueur d’ondes, qu’il s’agisse de vos valeurs ou de votre humour. Troisième sorte d’amitié selon Aristote, les amitiés dites du bien. Celles-ci sont basées sur le respect mutuel et l’admiration. Ce sont les amitiés qui prennent le plus de temps à construire, et elles sont généralement plus puissantes émotionnellement et plus durables.

Sara Jore-Pivet, « Les différents types d’amitié selon Aristote » dans Marie-Claire


Lorsque j’étais encore écolier et que le charme de mes compagnons faisait tous mes délices, gagné par les habitudes et les vices auxquels cet âge est enclin, je me donnai tout entier au sentiment d’affection et je me vouai à l’amour au point que rien ne me parut plus doux, plus agréable, plus avantageux que d’être aimé et d’aimer. Prise dans les fluctuations de diverses liaisons amicales, mon âme était ballotée çà et là ; ignorant les lois de la véritable amitié, elle se laissait souvent tromper par ce qui y ressemble.

Un jour enfin, le livre que Cicéron écrivit sur l’amitié me tomba entre les mains ; il m’apparut aussitôt profitable par la profondeur des idées émises, et délectable par la façon dont elles étaient exposées. Bien que je ne me voyais pas à la hauteur d’une telle amitié, je me félicitais cependant d’avoir découvert une espèce de méthode susceptible de canaliser les va-et-vient de mes amours et de mes affections. Quand il plut à mon bon Maître de remettre l’égaré sur la bonne voie, de relever l’homme abattu, de purifier le lépreux par son contact salutaire, laissant derrière moi les espoirs du siècle, j’entrai au monastère.

Aelred de Rievaulx (moine cistercien anglais du 12e siècle), L’amitié spirituelle, éditions de l’Abbaye de Bellefontaine – Le Cerf, 2019 (1991), p. 19


Un sentiment difficile à définir

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, [je] ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports – je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms.

Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. […] Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.

Michel de Montaigne, Les Essais, livre 1er, chapitre 28


Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, spécialisé ou, au sens exact du mot, individualisé. […]

[L’être humain] recherchera surtout dans un autre individu les perfections dont il est lui-même privé ; il ira jusqu’à trouver de la beauté dans les imperfections qui sont tout le contraire des siennes : les hommes de petite taille, par exemple, recherchent les femmes grandes, les blonds aiment les brunes, etc. (…) Les deux personnes doivent se neutraliser mutuellement comme l’acide et l’alcali pour former un sel neutre ».

Arthur Schopenhauer, Métaphysique de l’amour


L’amitié ou l’art de bien aimer

L’amitié est le miracle par lequel un être humain accepte de regarder à distance et sans s’approcher l’être même qui lui est nécessaire comme une nourriture. C’est la force d’âme qu’Eve n’a pas eue ; et pourtant elle n’avait pas besoin du fruit. Si elle avait eu faim au moment où elle regardait le fruit et si malgré cela elle était restée indéfiniment à le regarder sans faire un pas vers lui, elle aurait accompli un miracle analogue à celui de la parfaite amitié. […] L’amitié pure est une image de l’amitié originelle et parfaite qui est celle de la Trinité et qui est l’essence même de Dieu. Il est impossible que deux êtres humains soient un, et cependant respectent scrupuleusement la distance qui les sépare, si Dieu n’est pas présent en chacun d’eux.

Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi.

Simone Weil, Amitié. L’art de bien aimer, Rivages Poche, Payot, 2016, p. 37 et 43


Fraternel.

Un geste « fraternel », c’est sans rien dire la main posée sur l’épaule d’un ami qui vient de perdre un être cher ; c’est le mot juste envoyé au bon moment ; c’est le cadeau d’une dédicace qui vous rend soudain moins seul ; c’est le sourire à un enfant pour lui prouver qu’il est compris, qu’on n’est pas plus adulte que lui.

La fraternité est comme l’amour, dont elle fait d’ailleurs partie : il n’y a pas de fraternité sans preuves. Et ces preuves sont ces gestes.

Combien de révolutionnaires se gargarisèrent de Fraternité, sans être capable du moindre geste fraternel ? Divorce entre le substantif et l’adjectif qui augurait bien mail de leur Révolution. D’exprimer la fraternité, personne n’en eut plus le génie que Beethoven. Pour réveiller les foules et faire monter en elles la magie trouble de l’unisson, aucune autre musique, aucune autre symphonie mieux que sa 9e, n’en eurent plus le pouvoir.

Erik Orsenna, La passion de la fraternité Beethoven, Stock-Fayard, 2021, p. 231

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