Quand on va de Merv à Balkh, on traverse une étrange steppe désolée. Tout y est mouvant et indécis. Sables, rochers, dunes, marécages, rien n’y est défini, tout est indécis. Ce qui terrifie surtout, c’est l’imprécision. On préfèrerait être sûr de quelque chose, même de la mort, mais on n’est sûr de rien. On y voit des fleuves qui changent de place : ils coulaient nord-sud, ils coulent est-ouest. Ou bien disparaissent sous nos yeux.
Et Giono d’ajouter que la plupart des êtres embarqués dans ce désert n’en reviennent jamais. Les seuls qui ne s’y perdent pas ? Ceux qui s’y sont embarqués avec un minuscule baluchon, où se trouve un parfum. Ce parfum, chacun composant le sien avec de la rosée subtile venue d’un ciste, de musc et d’un peu de résine, ce parfum sera un « viatique, un guide, qui sauvera l’âme. »
Autre lieu où les repères se perdent : la jungle, où « quand tigres, léopards, cerfs, sangliers, ours géants éclatent en griffes et dents, on a besoin d’un parfum spécial pour rappeler l’âme. Sa pharmacopée a laissé des recettes : piler et mélanger du silex, du porphyre et de la serpentine. »
Et notre auteur de décrire enfin la mer déchaînée en bordure du Horn, espace qui « ne prédispose pas à la franche rigolade »…
Là ce ne sont que tempêtes, tourbillons, diableries de fin du monde, neige, grêle, ouragans qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre autour des dépressions, mais en sens inverse autour des aires anticycloniques, avec de forts effets de mirages qui déforment même l’imaginable.
Dans ces lieux terribles la plupart des bateaux sombrent très vite. Mais les marins – des rares qui reviennent – ont dit ce qui les avait sauvés : « Une odeur de baleine. Un parfum si violent, si épicé malgré les bourrasques qu’ils s’en retrouvèrent requinqués. Ils mirent le cap vers ce parfum, et furent sauvés ».
Et voilà bien pourquoi quand il faut sauver l’âme, ce qui passerait volontiers pour luxe est parfois absolue nécessité, et pourquoi il faut « des poètes en temps de détresse » (Heidegger).
Car l’art, comme éducateur d’un rapport riche à soi-même, aux autres et au monde, peut être, n’en déplaise aux bourgeois pour qui l’apparence est l’essence, le cœur même de l’existence et non seulement son ornement. 1. Qui ignore tout de Baudelaire, de Nerval, de Barbara saura-t-il jamais toute la gamme des dégradés qu’il y a entre la mélancolie et la nostalgie, le désespoir et la tristesse ? Schubert ne m’apprend-il pas que je ne suis pas seul à être seul, transformant le chagrin en beauté ? 2. Apprendre l’amour par Stendhal, Proust ou Chaplin, n’est-ce pas promesse d’une vie sentimentale infiniment plus riche que de l’apprendre par la téléréalité ? 3. Monet, Jaccottet ne nous apprennent-ils pas à regarder le monde, Rodin les corps ?
A ces dernières questions je réponds « oui », et de toutes mes forces.
Il ne faudrait cependant pas se méprendre : il est des personnes qui en raison de ce que fut leur vie n’ont eu accès ni à Rodin, ni à Jaccottet, ni à Proust, ni à Chaplin ni aux autres auteurs que j’ai dits. Et qui pourtant peuvent être de bien « belles personnes ». Rien ne serait plus méprisant que de les mépriser.
Mais mon pari est qu’elles seraient encore plus belles, si cet accès leur avait été donné.
Et sans doute à ce moment faut-il donner la parole à Jaurès, qui sur ce sujet a tout dit, et mieux que tous : « Oh ! messieurs, je ne réclame pas pour les enfants du peuple qui sortent de l’école à treize ou quatorze ans la même culture sous la même forme qu’aux enfants de la bourgeoisie, mais je ne sais pas en vertu de quel préjugé nous leur refuserions cette culture. »
Où l’on voit Jaurès s’opposer à l’avance à Bourdieu, qui dans Les héritiers stigmatise la culture bourgeoise comme culture simplement dominante, n’ayant d’autre supériorité sur la culture prolétaire que celle de se présenter comme supérieure à elle. Une certaine sociologie, en effet, a coutume de mettre sur le même plan toutes les « cultures ». Pourquoi ? Parce que pour elle ce mot ne désigne plus le travail par lequel un être cultive son âme en lisant, regardant, écoutant, apprenant comme d’autres cultivent la terre en semant, binant, arrosant (c’est la fameuse cultura animae des Anciens), mais la simple inscription de soi dans un êthos, sans nul autre effort que celui très limité de l’imitation spontanée de ceux avec qui l’on vit. La culture en son premier sens suppose une é-ducation (l’opération par laquelle on est conduit (ducere) en dehors (ex) de soi, elle suppose un effort comparable à celui de qui cultive les champs ; la culture en son second sens nullement, puisque même « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » (Brassens) en héritent :
Qu’ils sortent de Paris, ou de Rome ou de Sète
Ou du diable vauvert ou bien de Zanzibar
Ou même de Montcuq, ils s’en flattent mazette.
En réclamant que les « prolétaires » aient plein droit d’accès à la culture dite « bourgeoise », Jaurès rend hommage aux œuvres d’art comme moyens d’enrichissement du rapport à soi, aux autres et au monde. Qu’elles ne soient pas le luxe des nantis, le privilège des riches, l’apanage des « bien-nés » mais que tous puissent y avoir accès et soient par ces œuvres bouleversés, happés, éblouis, apaisés, revigorés : n’est-ce pas là bien exaltant projet ?
Comme le disait assez impeccablement J. Chancel : « il ne s’agit pas de donner au peuple ce qu’il aime, mais ce qu’il pourrait aimer ».
La méfiance à l’égard des artistes est certes chose bien connue. Le piano du salon bourgeois était d’abord un meuble et il aurait fait beau que la jeune fille de maison au cœur un peu trop romantique s’entichât d’un artiste ! Tout musicien n’est-il pas un Rattenfänger von Hameln en puissance, flûtiste qui débarrasse la ville des rats, mais qui ne recevant pas le salaire promis se venge en emmenant tous les enfants ? Ce n’est pas sans inquiétude que les bourgeois ont applaudi des musiciens un peu fous comme Tortelier (un D. Quichotte), Richter (au degré de concentration presque effrayant), Horowitz (un prestidigitateur). Mais qu’il soit dit que leur magie fut blanche, qui aide à vivre plutôt qu’elle ne fait mourir. Le chant d’Orphée sauve, si celui des sirènes tue !
Alors oui, comme disait Jankélévitch, on peut vivre sans art, comme on peut vivre sans philosophie, sans amour – mais moins bien. Dans mon baluchon point de résine, de musc ou d’odeur de baleine, mais Hugo, Brahms et Véronèse. Qui je l’assure m’aident à vivre en temps de détresse…
1 Etymologiquement le luxe (de luxus : ôté de sa place, en excès) qui donna luxation (l’épaule excède son séjour naturel), luxure (le sexe en excès), est bien ce dont on peut se dispenser.
Éric Fiat
Philosophe, professeur des universités (Paris XII – Gustave Eiffel).